Traduction d’un texte préparé par Madame Olga Orlova et publié le 30 octobre 2018 sur le site Pravoslavie.ru. Il propose un portrait vivant de l’ancien higoumène du saint Monastère de Dochiariou, sur le Mont Athos. Geronda Grigorios est parti rejoindre la foule des saints moines qui chantent éternellement les louanges du Seigneur au pieds de Son trône, le 2019. Voici la seconde partie du texte. La première est ici.

Que répondit Geronda au Patriarche Bartholomeos au sujet des Russes ? (par le moine du grand schème Valentin (Gourievitch), père spirituel du Monastère Donskoï à Moscou). (Suite)

Geronda protégeait le monachisme féminin, mais adoptait une attitude très sévère envers la présence de femmes dans les monastères masculins. Un exemple illustre cette attitude très sévère. Je me souviens que lors de notre entretien dans l’arkhondarikon, il s’adressa soudain à moi :
-Chez vous, au monastère, il y a des femmes ?
-Il y en a. Confirmai-je.
-Mais que font-elles chez vous? S’emporta-t-il?
Je répondis :
-Elles nettoient l’église, à la cuisine, elles lavent les pommes de terres, elles préparent la nourriture, elles font la lessive. Elles travaillent au potager, sèment les légumes dans les serres, les plantent et les entretiennent dans les plates-bandes. Elles arrosent les fleurs…
-Et vous pourriez m’inviter dans votre monastère? Demanda-t-il à brûle pourpoint.
-Evidemment, je ne suis pas le supérieur, mais venez! Lui répondis-je. Nous vous accueillerons avec plaisir.
Il expliqua alors l’objet de sa visite :
-Je chasserai toutes les femmes à coups de bâton hors du monastère!
Un starets vénéré, de belle apparence et très âgé, à la longue chevelure grise, était assis à côté de lui, en compagnie de son jeune aide de cellule. Venus de leur monastère en Roumanie, ils visitaient le Mont Athos. Geronda s’adressa au jeune moine :
-Et dans votre monastère, il y a des femmes ?
Ayant reçu une réponse négative, Geronda me lança un regard triomphal, et expliqua combien la compagnie de femmes était nuisible à l’âme des moines et rendait plus ardu leur cheminement monastique.
Je me suis toujours efforcé de me tenir à distance d’elles, même quand, jeune moine, je devais confesser. Je me plaçais le plus loin possible. Je posais même l’épitrachilion sur elles en m’écartant un peu. Elles essayaient toujours de se rapprocher de moi, et toujours, je me distanciais.
Ensuite, il nous parla de son enfance, de ses jeunes années. Il grandit dans une famille très pieuse. Il avait un père spirituel qui faisait partie des gerondas les plus renommés. Au cours de ses années d’études, il éprouva l’envie de s’immerger dans le monde. Il décida de commencer à mettre ce souhait en pratique en allant au cinéma. Quand il s’exécuta, son geronda lui apparut soudain, à une grande distance, et lui interdit sévèrement de mettre à exécution sa pensée pécheresse, ne lui permettant pas de s’écarter de la voie étroite. Après cet événement mémorable, jamais il n’osa même penser à une démarche semblable… Le geronda qui corrigea de façon aussi spectaculaire les dispositions du futur Geronda Grigorios était, pour autant que je me souvienne, Geronda Philotheos (Zervakos).
Je me souviens qu’en réponse aux déclarations patriotiques des pèlerins grecs qui s’affligeaient de l’occupation turque du territoire de l’Empire d’Orient et à leur question : quand récupérerons-nous l’Asie Mineure, Geronda répondit :
-Eh bien, espèce de poules mouillées, essayez-donc de le faire !
Et il continua en évoquant la chute morale des Hellènes, qui se considéraient comme un peuple orthodoxe, la large diffusion de dépravations de toutes espèces, la contraception dans les couples mariés, et la difficulté de trouver de nos jours parmi les jeunes Grecs des candidats valables pour l’ordination sacerdotale… personne ne voulait recevoir l’ordination. Dans la mesure où l’Eglise de Grèce n’ordonne que des hommes vierges ou des «hommes d’une seule femme», même la tonsure monastique ne donnait pas droit à l’ordination sacerdotale. On dit là que le monachisme n’équivaut pas à une amnistie. Il s’avère en plus qu’Athènes occuperait la première place au monde au nombre de rencontres réalisées au moyen de sites de rencontres sur l’internet… De là découle l’affaiblissement, la dégénérescence et l’extinction des descendants des orthodoxes. Conversant sur ce thème avec Geronda, je lui assurai ma pleine solidarité, tant et si bien que, selon le témoignage de notre interprète, Geronda alla jusqu’à me faire le rare honneur de citer lorsqu’il s’entretenait avec des pèlerins grecs un aphorisme de mon cru à propos de la paresse qui infecte de nos jours les orthodoxes : «Les femmes ne veulent plus assurer leur salut en mettant au monde et en élevant des enfants, les hommes ne veulent plus labourer à la sueur de leur front, et les moines ne veulent plus prier »… on peut considérer que l’une des conséquences de cette dégénérescence et de cet affaiblissement est la diminution de la capacité de combattre nécessaire évidemment quand il s’agit de récupérer l’Asie Mineure…

Geronda Grigorios et Vladika Onufre d’Ukraine (Photo: Russki Afon)

Toutefois, est-ce la façon correcte de poser la question? Est-ce nécessaire de restaurer, au prix du sang précieux répandu dans les horreurs de la guerre, l’antique et puissant «empire de la foi droite»? La situation actuelle ne résulte-t-elle pas de ce que l’on nomme la «leçon byzantine», c’est-à-dire, un de ces cas où la Providence divine écrase l’orgueil du peuple à la foi droite, un phénomène pareil à l’antique et biblique captivité de 70 ans à Babylone, et à la contemporaine captivité de 70 ans de notre pays dans l’athéisme, au XXe siècle? Ou encore, souvenez-vous de la manière dont se réalisa la prophétie du Dieu-Homme, selon laquelle il ne resterait plus pierre sur pierre du merveilleux temple de Jérusalem. N’était-ce pas la réponse à l’orgueilleuse aspiration du peuple élu de Dieu, s’attendant à ce qu’Il vienne S’asseoir sur le Trône de David, à Jérusalem précisément…
Plus clairement dit : «Mon Royaume n’est pas de ce monde» (Jean 18,36). Pourquoi donc, chaque fois en dépit de ce truisme de la Sainte Ecriture, le peuple à la foi droite, dans un cas il s’agit d’une nation, dans le deuxième cas, d’une autre, et dans le troisième, d’une autre encore, s’obstine-t-il à marcher sur ce râteau, s’efforçant de réaliser ce rêve pervers, démystifié et désavoué par Dieu, d’un empire terrestre puissant à la foi droite, ou d’un empire orthodoxe, qui pourrait remettre de l’ordre dans le monde entier?
Tous mes compagnons de voyage aimaient beaucoup Geronda Grigorios, sa communauté, le Monastère de Dochiariou. La communauté de Dochiariou réunissait des gens forts différents, certains ayant un niveau d’éducation supérieur, parfois académique, et d’autres étant des vieillards tout simples. Il y a avait là, par exemple, un ancien très intéressant, appelé Charalampos. Maigre et de petite taille, il travaillait avec ardeur. Geronda Grigorios se moquait parfois gentiment de lui. Ce vieillard se précipitait vers tous ceux qui franchissaient les saintes portes de Dochiariou, afin de leur expliquer comment se comporter, dans quel ordre vénérer les icônes, comment recevoir une bénédiction, etc. Mais il faisait tout cela en s’agitant beaucoup et de façon comique. Un petit vieillard amusant. Mais il était visible que nonobstant son âge avancé, il ne rechignait pas devant le travail, ni devant les prières ferventes. Geronda en faisant toujours la louange, de façon un peu ironique.

Monastère de Dochiariou

Le style plutôt inimitable de Dochiariou apparut précisément pendant la période au cours de laquelle j’y effectuais mes visites. A Dochiariou, on s’est en effet toujours intéressé à la vie spirituelle en Russie, comment nous sommes parvenus malgré tout à préserver une continuité. Je me rappelle mes récits au sujet de nos starets confesseurs de la foi, envoyés dans les camps, comment ils y priaient dans des circonstances très pénibles. Je citai l’exemple de Batiouchka Ioann (Krestiankin’). Côtoyer pareils starets donnait énormément aux gens qui le pouvaient. Les frères de Dochiariou écoutaient avec beaucoup d’attention.
Et au sujet de Geronda Grigorios lui-même, je me souviens qu’un des pèlerins racontait comment, pendant le Canon de l’Eucharistie, il sentit une sorte de vague puissante qui s’élevait encore et encore et élevait tous ceux qui se trouvaient dans l’église à des hauteurs jamais encore atteintes. Il avoua ne plus jamais avoir éprouvé par la suite une puissance de célébration de l’Eucharistie pareille à celle de Geronda Grigorios.
Dochiariou a toujours joui d’une grande popularité auprès des pèlerins du Patriarcat de Moscou. Et le pourcentage de moines russes parmi les membres de la communauté a toujours été élevé. De ce fait, l’higoumène a toujours du essuyer blâmes et reproches de la part du Patriarche Bartholomeos. L’occupant du trône de Constantinople entend en général ce genre de réponse de la part de Geronda : «Que puis-je y faire, c’est la Panagia qui me les envoie (les moines Russes)…».
Voici peu une video fut publiée sur l’internet. Elle était intitulée «Homélie pascale au peuple ukrainien», dans laquelle Geronda répondait à la question qu’on lui avait posée au sujet de la crise ukrainienne. Voici la traduction de ses propos (sans aucun aménagement littéraire) :
«Il est une chose que moi, humble homme de prières de la Sainte Montagne, j’aimerais dire au peuple d’Ukraine qui souffre tellement et de manière générale aux Russes de toutes souches : pardonnez-vous les uns aux autres et marchez ensemble avec amour vers la grande fête, vers Pâques. Si dans notre cœur nous avons quelque chose contre notre frère, nous ne pouvons fêter Pâques. Le pardon resplendit depuis le sépulcre du Christ. Et seul celui qui pardonne et aime son frère fête Pâques. Ainsi, tous les peuples reconnaissent que nous sommes de vrais disciples du Christ. Conformément à l’enseignement de Saint Jean Chrysostome, et aux paroles du Saint Évangile, «ainsi, tous sauront que vous êtes Mes disciples, lorsque vous vous aimerez les uns les autres», le Christ est ressuscité!»
Geronda Grigorios a souvent déploré le climat malsain tant en Ukraine qu’en Russie. Il a beaucoup prié pour notre peuple. Quand on l’interrogeait au sujet des ennemis de l’Orthodoxie, il répondait : «Oui, ce sont vraiment des ennemis. Mais si nous les haïssons, nous n’irons pas au paradis».
Je dois dire qu’au début de notre pèlerinage sur l’Athos, l’intention était de visiter d’autres monastères athonites afin d’y rencontrer leurs moines remarquables. Mais quand on nous proposa une alternative à Dochiariou, nous l’acceptâmes. Elle consistait à demeurer dans ce monastère des Archanges pendant tout le séjour à la Sainte Montagne. De cette façon, il serait possible, en se concentrant sur les enseignements recueillis à partir d’un exemple de la vie athonite authentique, de connaître plus fondamentalement, plus profondément son essence, qui ne pourrait être saisie que de manière plus superficielle dans le contexte de plusieurs séjours courts auprès de différents higoumènes. Je ne nourris aucun regret quant à ce choix, il a porté de bons fruits.

Pourquoi donc tant les gens hauts-placés que les simples essaient-ils d’entrer dans cette caserne ? (Grigori Gorokhovski, Officier de réserve, Saint-Pétersbourg)

La finesse du caractère de Geronda Grigorios a toujours stupéfait ceux qui l’approchaient, dans son monastère, tant les jeunes Grecs que les moines russes. Il était capable de ‘radiographier’ chacun, et parfois il enlevait les masques en public. Après les matines, Geronda organisait immanquablement des entretiens avec les pèlerins. Savez-vous ce qui nous surprenait le plus? Le monastère disposait de suffisamment grandes chambres pour les pèlerins, pour dix ou quinze hommes. Un soir, nous nous réunissions dans la chambre pour identifier l’un ou l’autre sujet spirituel malaisé à comprendre. Le lendemain, nous nous rassemblions autour de Geronda, comme des écoliers, et il nous donnait toutes les explications de façon ordonnée et répondait mot pour mot à tous les doutes que nous avions évoqués la veille au soir… Chaque jour nous l’écoutions en nous grattant la tête. Finalement, incapables de comprendre, ayant bien analysé la situation, nous nous précipitâmes dans la chambres et commençâmes à inspecter derrière les icônes, à la recherche d’un système d’écoute! Mais évidemment, nous n’avons rien trouvé. Quelle sorte de micro aurait-on pu trouver? Il n’y avait pas même d’électricité! Et le monastère était vaste, de telle sorte que l’installation d’une quelconque méthode artisanale d’écoute était aussi exclue! En outre, Geronda n’apportait pas seulement réponse aux questions que nous n’avions pu résoudre la veille dans la chambre, mais il approfondissait aussi celles que nous avions évoquées dans d’autres cellules…
Les horaires de travail à Dochiariou étaient pénibles. Personne ne se reposait. En outre, travaillaient à nos côtés, dans une parfaite égalité de répartition des tâches, des gens très haut placés qui, à l’occasion de leurs congés, venaient travailler docilement au monastère au lieu de profiter du confort des hôtels cinq étoiles des lieux de villégiature à la mode. Nous travaillions tous fraternellement, du matin au soir, sans relâche. D’une certaine manière, cela ressemblait à une caserne. C’était la formation du jeune combattant. Cela vous refondait complètement. Il nous arrivait même de manquer l’office du soir. Et Geronda était, bien sûr, toujours avec nous.
Je me souviens d’un jour, quand nous rassemblions des pierres pour monter un nouveau mur. Les uns les ramassaient sur le rivage, et les autres les prenaient sur l’escarpement. D’autres encore montaient les pierres. Un troisième groupe mélangeait le mortier. Et un quatrième maçonnait. Je me souviens donc que j’étais occupé à monter un bloc. Geronda se mit à crier sur moi. Il accourut vers moi et se mit à hurler à pleine voix «Cette fois, pensai-je, je me suis fait prendre. L’une ou l’autre de mes pensées a dû offenser Geronda…». Il criait en grec, et je ne connais pas le grec… Et je hissais le bloc, et je montais. Soudain, mon dos a littéralement lâché. Je me suis cassé une vertèbre. Et Geronda me regardait tristement… Ils m’ont transporté. Et il paraît qu’il avait crié : «Mais qu’est-ce que tu portes? Ton dos va se déchirer!». Geronda est un homme assez dur, mais quand il ouvre son âme devant vous et par la grâce de Dieu vous permet, fut-ce un instant, de contempler cette pureté non-terrestre, vous vivez un moment inoubliable. Geronda a laissé une trace indélébile dans mon âme et, je pense, dans celle de beaucoup d’autres.

Première icône, grecque, de Geronda Grigorios de Bienheureuse Mémoire

Éternelle mémoire ! Royaume des Cieux !
Traduit du russe
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