Il ne semble pas que jusqu’à présent, les huit Lettres d’Occident, écrites par le Saint Hiéromartyr Hilarion (Troïtski) aient été traduites en français. Ces huit lettres, éditées pour la première fois en 1915, sont incluses dans les Œuvres en trois volumes du Saint Hiéromartyr, au tome 3, pp 396 à 458. (Священномученик Иларион (Троицкий). Творения в 3 томах. -épuisé-), Moscou, 2004, Éditions du Monastère de la Sainte Rencontre. Le texte de ces huit lettres fut également publié sur le site Pravoslavie.ru, entre le 16 et le 22 mai 2006. Ces écrits, qui ne relèvent pas d’une démarche académique, plongent le lecteur avec animation et profondeur dans l’atmosphère spirituelle, philosophique, culturelle et sociopolitique du début du XXe siècle; c’est en 1912 que l’Archimandrite Hilarion (Troïtski) effectua un périple dans les grandes villes d’Europe. La deuxième lettre présente un éclairage sans doute peu connu du monde francophone sur les relations de la Russie et du monde slave. Voici le début de cette deuxième lettre. La première se trouve ici.

Deuxième Lettre. La Slavité

Ces derniers temps, alors que le monde slave est entré en une lutte sanglante avec le monde teuton, souvent je me souviens, mon cher Ami, d’un élément commun à mes rencontres avec les Slaves occidentaux. J’ai rencontré des représentants de plusieurs peuples slaves occidentaux, des gens différents, dans des circonstances différentes, mais cette particularité au sujet de laquelle je veux t’écrire maintenant, se répéta constamment. Quel est-elle? Je vais rapporter les faits eux-mêmes.

Belgrade début du XXe siècle

Le 27 juin 1908, j’ai quitté Thessalonique par le chemin de fer, vers le Nord, vers Belgrade. A cette époque Thessalonique et la Macédoine étaient turcs. Elles l’étaient depuis bien longtemps déjà! Les chemins de fer turcs mettent la patience à rude épreuve. Ouskiob1 … Encore et toujours la Turquie. Vers le soir, nous atteignîmes la frontière serbe. Le chemin de fer était longé à gauche et à droite par une tranchée. La Frontière. Gare de Ristovats. Nous changeâmes de train. Les Turcs disparurent. Les conducteurs portant le fez demeurèrent sur place. A peine avait-on rejoint le sol serbe que planait un sentiment de terre familière. C’était un sentiment tout à fait extraordinaire:on était à l’étranger, mais on se sentait proche, comme à la maison, chez soi. Et même le paysage avait un air qui rappelait notre Russie médiane natale, avec ses champs et ses collines. Mais voilà que lors d’un des arrêts, j’eus l’idée de demander de l’eau bouillante. Qu’arriva-t-il. Au buffet, le serveur serbe et moi, nous ne nous comprîmes pas. «De l’eau», ça, il comprenait, mais «chaude», et d’autant plus «bouillante», cela ne lui disait rien, et il me versa de l’eau froide. Je secouai la tête, mais il versait de l’eau froide. Je tentait d’expliquer à nouveau, de façon imagée, ce que je voulais. En vain. Comment allait-il falloir s’y prendre ici? A cet instant un des passagers s’approcha et je me reculai de côté, l’air désespéré. J’entendis le nouvel arrivé discuter avec le serveur du buffet, en allemand.. Ce fut pour moi une découverte. Il ne m’était évidemment pas venu à l’esprit d’essayer de converser en allemand avec le serveur. Je réfléchis une seconde et puis, je mis à profit ma découverte. Quelques minutes plus tard, je me retrouvai dans le wagon avec ma théière d’eau bouillante.

Belgrade début du XXe siècle

Arrivé à Belgrade, je cru me retrouver dans la société russe. Les gens éduqués parlent couramment le russe, et nos dirigeants et guides avaient étudié dans les académies de théologie. Toutefois, à Belgrade survinrent des quiproquos engendrés par l’incompréhension mutuelle. Un jour, lors d’un déjeuner, un des clercs présents eut l’idée de prononcer un discours en serbe, en l’honneur des invités russes. Hélas! Je ne compris pas un mot de ce discours.J’eus en quelque sorte honte et involontairement, des pensées tristes naquirent dans ma tête. J’avais fait connaissance avec quelques séminaristes belgradois, et j’avais remarqué, involontairement, que je pouvais converser seulement avec les élèves des anciennes classes, auxquels on avait enseigné la langue russe, et qui étudiaient dans des manuels russes. Je ne comprenais pas les séminaristes plus jeunes. Lorsque l’un d’eux s’approcha de moi et commença à «prier pour le soir», je ne devinai pas immédiatement qu’il m’invitait au souper. Il m’arriva de recourir à la langue allemande pour m’entretenir avec les séminaristes belgradois. Un des séminaristes plus âgés utilisa dans la conversation le terme «glace douce» (sladoled). «Mais qu’est-ce que c’est?», demandai-je. «Je ne connais pas la traduction russe». «Ah, et en Allemand?». «Gefrorenes» (congelé). «Ah, une glace!» Alors, nous nous comprîmes.

Belgrade, vue de Zemoun

En face de Belgrade, au-delà de Danube, se trouve Zemoun, d’où les canons autrichiens mitraillent désormais la capitale serbe. Zemoun, Zemline, c’est maintenant une terre sous domination autrichienne. Dans cette Zemline, j’ai un peu parlé avec des Serbes. Les Serbes autrichiens n’apprennent bien sûr plus la langue russe à l’école. Nous essayâmes de parler chacun dans sa langue, mais cela ne mena à rien. Pour moi, ce n’était déjà plus une nouveauté ; avec les Serbes, on pouvait s’expliquer en allemand. Et voilà les Slaves obligés de recourir à la langue allemande pour échanger leurs pensées. Je revois clairement, maintenant, l’expression triste du visage de mon interlocuteur, qui me dit, pour conclure notre conversation : «Comme il est triste que nous, les Slaves, soyons amenés à parler allemand entre nous !…» Je ne pouvais évidemment qu’être d’accord avec lui ; c’était sehr traurig (très triste). En vraiment, nous avions le cœur lourd…

Saint Hilarion, jeune professeur à l’Académie

C’est à peu près ce jour-là qu’il m’advint de mener une joute théologique avec un étudiant catholique croate de Zagreb. Je lui démontrai qu’il ne convenait pas du tout qu’un Slave soit catholique. Mais combien dus-je argumenter! Et presque la moitié du temps en allemand. A nouveau, quel fait! Un Slave (Croate) qui veut prouver en allemand à un autre Slave (moi) la prééminence du catholicisme, et celle de l’alphabet latin sur le slavon, etc.
Il m’arriva, une autre fois, de séjourner quelques jours à Prague. Il s’avéra qu’avec les Tchèques, il fallut parler l’allemand. Ici, ce fut incomparablement plis qu’à Belgrade. Ils ne parlent pas du tout le russe. Je ne parviens tout simplement pas à oublier ce sentiment désagréable d’impuissante contrariété que je dus endurer pendant tout mon séjour praguois. Le personnel des hôtels et restaurants, les vendeurs et vendeuses dans les magasins, les gens dans la rue, ils étaient pourtant tous tchèques, des parents slaves par le sang. Dans leurs conversations, on capte quelques mots slaves, on peut lire et comprendre sans trop de difficultés les livres et les journaux tchèques, mais quand on s’aventure à parler, il y a comme un rideau qui s’abat entre nous et immédiatement, nous devenons étrangers les uns aux autres. On dit ou on lit n’importe quoi en tchèque, et les Tchèques sourient : ce n’est pas comme cela que l’on prononce. De nouveau, je ne puis oublier comment à Prague une jeune fille m’expliqua en allemand comment il convenait de lire et de prononcer correctement les mots tchèques. Il faut, mon Ami, se trouver dans un grand centre slave tel que Prague pour sentir combien il est pénible et désagréable de parler allemand entre Slaves.
Un autre souvenir, le dernier. La frontière russe. Kalich. Qu’est-elle devenue aujourd’hui? La gare est éloignée de la ville, selon la coutume russe. Je suis allé en ville en omnibus. La Polonaise assise devant moi m’adressa une question, mais de celle-ci, je ne compris qu’un seul mot : «pan». Eh bien? Il fallut de nouveau parler en allemand. Et nous nous comprîmes. Alors que c’était pourtant déjà la Russie! Les Polonais, les «Poliane», selon les chroniqueurs, ce sont «ceux de la clairière» [Poliana N.d.T.]. Et moi, probablement, je suis un Viatitchei2 . Convient-il que les Polianes parlent le germain avec les Viatitches?
Voilà, mon Ami, une série de petits souvenirs tirés de mes rencontres avec les Slaves en Occident. Ils ont, comme tu l’a vu, un point commun : nous ne nous comprenons pas et nous sommes obligés de parler entre nous la langue de ceux qui sont étrangers et hostiles aux nations slaves. C’est un détail futile, mais parfois il m’incite à réfléchir intensément. Suis-je le seul? Je me souviens que le défunt A.I. Vvedenski s’est arrêté avec attention sur cette obligation pour les Slaves de parler entre eux en allemand. Qu’est-ce donc que ce phénomène étrange? La langue de nos ennemis nous sert de moyen de communication et d’unité! Regarde la carte ethnographique de l’Autriche. Cet empire de bric et de broc est cousu, pour plus de la moitié, de pièces slaves. Voilà que le pouvoir politique allemand unit les peuples slaves au sein d’une union politique. La dislocation de l’ensemble slave, de la slavité, voilà ce qu’on ressent au-dessus de tout, avec un cœur endolori.
Les cancans de l’histoire
Nous ont fâchés entre nous
et ont fait éclater
l’Union familiale séculaire et sainte
(Prince P. Viazemski)
Tels des aveugles pathétiques,
Nous avons divagué, nous avons erré,
Nous nous sommes dispersés vers tous les horizons.
Devenus étrangers de terre et de confession,
Nous fûmes séparés, démantelés:
Aux uns l’Allemand arracha la langue,
Les autres, le Turc les a déshonorés.
(F. Tioutchev)

Khomiakov A.S.

Pour une raison mystérieuse, dans nos anthologies, le célèbre poème «Kiev» de A.C.Khomiakov (Haut devant moi, Kiev l’ancienne surplombe le Dniepr,…), est publié étant amputé de moitié (A partir de: « Orient du soleil séculaire»). Et ce sont bien sûr les vers dans lesquels le poète exprime ses idées slavophiles qui sont omis. Est-ce par hasard ou par intention? Afin peut-être que les élèves ne fussent corrompus par les idées slavophiles? Dans ces vers omis, on retrouve de nouveau cette affliction causée par la désunion de l’ensemble slave, de la slavité.
Frères, où sont les fils de la Volhynie?
Galicie, où sont tes fils?
Par l’épée, la flatterie, le feu et la tromperie,
Ils nous furent enlevés,
Une bannière étrangère les conduit,
Une voix étrangère les dirige.
Ainsi s’attristent et se lamentent les poètes slavophiles au sujet de la désunion de l’ensemble slave. (A suivre)
Traduit du russe

  1. Ouskiob : Skopje
  2. Viatitches : Peuple slave implanté d’abord dans le Bassin de l’Oka, et qui s’est étendu ultérieurement à celui de la Moskva. Son existence est attestée dans la Collection complète des chroniques russes, une quarantaine de volumes datant du Moyen-Âge.