L’Archimandrite Alipi (Voronov) devint à quarante cinq ans le Supérieur de la Laure des Grottes de Pskov, le 28 juillet 1959. Il fut un grand supérieur. Autre coïncidence de dates: il décida de quitter le monde et d’entrer au monastère 25 ans, jour pour jour, avant que Dieu ne l’appelle dans Sa demeure éternelle. Son Éminence le Métropolite Tikhon de Pskov et Porkhov, moine de la Laure, et plusieurs hiérarques et clercs qui y séjournèrent se souviennent du Père Alipi. Le texte original a été rédigé par Madame Olga Orlova et publié les 28 et 29 juillet 2020 sur le site Pravoslavie.ru, avec le titre : «Sans le Père Alipi, il n’y aurait plus eu de monastère ici, ni de startsy», et le sous-titre : En mémoire de l’Archimandrite Alipi (Voronov; 28 07 1914 – 12 03 1975).
Le seul capable de résister à la terrible pression du pouvoir des sans-Dieu (Métropolite Tikhon de Pskov et Porkhov)
Des gens sont venus spécialement chez nous au monastère, car il conservent dans leur mémoire des trésors sans prix au sujet de celui sans qui notre monastère n’existerait plus aujourd’hui. De ceci, nous sommes très conscients. Cet homme, c’est l’Archimandrite Alipi (Voronov). L’an dernier, nous avons fêté le soixantième anniversaire du jour du début de son higouménat. Celui-ci dura à peine plus de quinze années. Mais quelles années furent-elles… Et que ne signifièrent-elles pour le monastère et pour l’Église Orthodoxe Russe!A la fin des années 1950 et au début des années 1960, on assista à la liquidation généralisée des monastères et des églises. Et les décisions de fermeture des lieux saints furent signées par les évêques et les supérieurs des monastères eux-mêmes, tant était puissante la pression qu’ils subissaient personnellement. Je me souviens de la vie de l’Archevêque Luc (Voïno-Iassenetski). Il passa onze années dans des camps. C’était un homme de principes! Et cet homme fut forcé de signer l’oukase de fermeture des églises en Crimée…
Et le Père Alipi résista à cette pression! Il fut vraisemblablement le seul des hiérarques et des clercs de l’Église Orthodoxe Russe de cette époque à parvenir à résister à cette effroyable pression de la part des autorités sans-Dieu. Si en 1961, il avait signé cet oukase, notre monastère n’existerait plus. Il aurait signé, et puis, tout aurait été fini… Ils transformaient les monastères en entrepôts, en unités de production. Ils auraient facilement pu installer dans l’église de l’Archange Mikhaïl un atelier de réparation automobile, comme ce fut le cas dans beaucoup d’églises de cette taille. Les grottes auraient fait un endroit idéal pour une bergerie. Et toutes ces reliques, «ces restes si peu hygiéniques!», il eût fallut les éliminer. Ils auraient pris des dispositions pour leur enlèvement et pour assainir les grottes, et ensuite, les lieux auraient reçu une destination agricole, ou autre, conforme aux objectifs soviétiques. Il n’y aurait plus eu de startsy, pas de Père Ioann (Krestiankine), ni de Père Seraphim (Rosenberg), ni de Père Adrian (Kirsanov), ni bien d’autres encore. Le monastère aurait été supprimé, et nous ne serions pas ici aujourd’hui.

Bâtiment de la communauté, après la guerre. Photo empruntée au site web de la Laure des Grottes de Pskov.

Le Père Alipi restaura le monastère alors que, comme c’était le cas dans toute l’Église Orthodoxe de l’époque, il ne disposait pas même du statut juridique de personne morale. Comment toutes les marchandises nécessaires à une restauration de cette ampleur ont-elles pu être achetées, alors qu’une personne privée ne pouvait en principe rien acquérir? De plus, le Père Alipi lui-même ne disposait d’aucun enregistrement, sinon celui qui l’autorisait à célébrer en qualité de prêtre. Et il célébra! Et il restaura le monastère. Et il rassembla une communauté, en dépit de tous les obstacles. Et il prêcha. Et il communiqua avec les gens…
Nous nous sommes réunis dans ce monastère qu’il sauva, par gratitude envers ce grand homme, ceci dit sans exagération aucune, afin de vénérer sa mémoire, avant tout par la prière. En même temps, nous recevons la précieuse possibilité d’entendre de la bouche de témoins directs des souvenirs de ce Grand Supérieur.
«… il ne verra jamais la mort» (Jean 8;51). Un cas étrange de prédiction au sujet de la guerre (Métropolite Lev de Novgorod et Starorus)
Je vins au monastère pour la première fois en 1961. J’avais quinze ans. Mon père était prêtre. La pression antireligieuse dans la société était telle qu’ils firent tout simplement de lui un invalide. Papa subit un accident vasculaire cérébral et il fut interdit aux médecins de l’approcher. Il était à la maison, allongé, dans un état d’abandon complet… Une de ses paroissiennes (qui plus tard reçut la tonsure monastique et le nom de Marie), dit alors à ma maman :
– Matouchka, ce serait bien si Kolia (Mon nom était Nicolas, avant ma tonsure monastique), allait à la Laure. Il y prierait. Ah, alors Batiouchka irait mieux.

(Photo : site web de la Laure des Grottes de Pskov)

Cette paroissienne allait elle-même souvent au Monastère des Grottes de Pskov. J’y allai donc, avec elle, pour la première fois. Nous logeâmes dans la ville. Personne ne savait que j’étais fils de prêtre. A l’époque, on essayait de ne pas afficher ce genre de situation. Le lendemain matin, nous allâmes à la Laure, priâmes, vénérâmes les icônes et les reliques. Ensuite, nous sortîmes et rentrâmes en ville, mais soudain, sans raison apparente, Matouchka Maria me dit :
Retournons au monastère!
Je n’ai jamais su ce qui s’était passé. Elle ne me l’a jamais raconté et je ne me suis pas permis de le lui demander. Et à peine débouchions-nous à pas rapides de l’Allée du Sang, que nous aperçûmes l’Archimandrite Alipi, près du puits… Elle le connaissait.
– C’est qui, celui-là? Demanda-t-il en hochant la tête. Il lui advenait d’être un peu abrupt.
– C’est le fils d’un prêtre. Il y a eu un malheur dans la famille… Répondit-elle. Et elle raconta.
– Il ne doit pas rester ici en ville, répliqua-t-il. Nous allons l’installer au monastère.
Ainsi, moi qui était venu ici pour un jour, j’y demeurai tout l’été. Chaque année ensuite, je vins y passer les vacances. Il y avait encore des startsy de Valaam, le Hiéromoine du grand schème Mikhaïl (Pitkevitch), mais il était reclus, le moine du grand schème Nicolas (Monakhov), aveugle et alité, l’Higoumène du grand schème Lucas (Zemskov). Et l’Higoumène du grand schème Savva (Ostapienko) était lui aussi déjà au monastère.

Higoumène du grand schème Savva (Ostapienko)

Toute la journée, les pèlerins se pressaient au portillon de la maisonnette où vivaient le startsy de Valaam, pour essayer fût-ce de les apercevoir, ou de leur parler. J’y ai surpris le Père Lucas ; il sortait encore, à cette époque. Quand apparaissait le Père Savva, ou l’un des pères coiffé du klobouk et portant la mantia, de tous les côtes on accourait vers lui : «Batiouchka, bénissez!», «Bénissez!», «Oh bénissez, Batiouchka!».
Quad je fus installé au monastère, on me donna des obédiences. Elles étaient variées. La plupart du temps, c’était tout de même l’assistance au Père Irénée (Ponomarëv): travailler dans les étables, rentrer le foin, travailler au potager, paître le troupeau de vaches, aider à la cuisine, à la préparation des prosphores, etc… En semaine, je ne voyais pas le Père Alipi. Mais il célébrait les vigiles le samedi, et la Liturgie le dimanche. Pour moi, ces offices liturgiques demeurent inoubliables.
Un jour, je me promenais sur notre sainte montagne. Je vis des gens s’acheminer joyeusement à la file indienne, maintenant intentionnellement une distance entre eux, comme s’ils se promenaient simplement un par un… «Mais qu’est-ce que cela signifie? Qui sont-ils?», pensai-je. Je m’approchai. Ils avaient alors formé un groupe et clairement, ils attendaient quelque chose… Et soudain, le Père Alipi apparut! Sur le tard, c’est là qu’il se retirait pour prier. Et les gens l’avaient appris et en profitaient. A l’époque, les sermons étaient prohibés. Dès qu’on parlait clairement de quelque chose, c’était immédiatement passé sous l’éteignoir. C’est pourquoi les gens recherchaient les contacts avec les clercs. On ne posait quasiment aucune question au Père Alipi ; il répondait par avance à toutes. Quand les gens émerveillés et repus de ses paroles se dispersaient, on entendait dire: «Justement, je me posais cette question depuis longtemps…» Sans doute ignorait-il lui-même comment il parvenait à faire ça. Comment ses paroles dénouaient si habilement les nœuds des incompréhensions et des contradictions. Et cela, malgré que ces sujets étaient abordés dans des conversations toutes simples. Parfois, dans des cercles plus restreints, il racontait des histoires de sa vie militaire. J’ai expressément vérifié dans les publications existantes, mais je n’ai pas trouvé trace des épisodes que je l’ai entendu narrer.

Ivan Voronov

Il se déplaçait avec un ami sur les champs de bataille, et avant de se perdre de vue, il s’accordèrent afin que si quelque chose arrivait à l’un d’eux, il en avertisse l’autre. Avant sa tonsure monastique, le Père Alipi s’appelait Ivan. Un soir, tard, il rentra dans la tente dans laquelle les soldats logeaient l’hiver. Il s’effondra de fatigue le long d’une paroi de la tente. Soudain, une voix…
– «Je meurs.»
Quatre jours plus tard, la poste lui apporta la nouvelle de la mort de son ami.
Un jour, son régiment prit se quartiers. La logeuse d’Ivan lui fixa des règles assez strictes, si bien qu’il se dit : plus de veillées avec tes copains… Et soudain, la femme de lui proposer :
– Si tu veux, appelle les gars. Je vais vous faire une tarte.
Ils se mirent à table, et au moment de se séparer, cette femme leur demanda soudain :
– Vous voulez que je vous dise ce qui va vous arriver à chacun?
– Ben oui, allons-y, acquiescèrent-ils, fatigués après le repas.
Toi, tu mourras sur les genoux de ta bien-aimée, dit-elle à l’un. A un autre : toi, tu vas te tirer dessus. Et au futur Père Alipi : tu survivras à la guerre.
Puis elle se tut…
Et que va-t-il lui arriver à Ivan?
C’était étrange, aux autres, elle avait parlé de leur mort, et lui…? Elle fixait les yeux droit devant elle, intensément.
Toi, l’Épouse Inépousée t’attend.
Après, l’un fut blessé à la tête. On trouva une dame médecin, qui s’occupa de lui avec énormément d’attention. Il mourut sur ses genoux. Le second fut encerclé. Il se suicida, après avoir transmis certains documents afin qu’ils ne tombent pas entre les mains des Allemands. C’est ainsi qu’on apprit sa mort. La guerre fut gagnée. La Laure de la Trinité Saint Serge ouvrit. Ivan Voronov alla y participer aux travaux de restauration.
– Beaucoup de temps passa, me raconta-t-il, et j’avais oublié cette histoire. J’étais prêt à devenir moine. Et quand on a chanté le kondakion «Réjouis-Toi, Épouse Inépousée…», je me suis souvenu! Voilà ce qu’on m’avait annoncé!
Le Père Alipi est un homme qui a parcouru le chemin de l’incroyance jusqu’à Dieu, et il est arrivé en ce grand monastère de la Laure des Grottes, où il accomplit son service inoubliable. Il y préserva cette «source d’eau vive» (Jean 4;10), qui élève les mortels à la vie éternelle. (A suivre)
Traduit du russe

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