La traduction ci-dessous est celle d’un texte intitulé Je me suis habitué à la prison comme on s’habitue à son appartement, et sous-titré : Le Saint Hiéromartyr Hilarion raconte son emprisonnement aux Solovki. Il fut publié à l’origine le 28 décembre 2019 sur le site de l’Éparchie de Saratov, et rédigé par le hiérodiacre Serapion Zalesny. La première partie se trouve ici.

Il s’adressait à tous avec amour et compréhension. En chaque homme il voyait l’image et la ressemblance de Dieu. Il s’intéressait sincèrement à la vie de chaque personne. Il pouvait converser pendant des heures avec un officier ou un étudiant ou un professeur, ou un membre de la pègre, n’importe quel voleur notoire, et il questionnait son interlocuteur avec curiosité au sujet de ses «affaires» et de sa vie.

Vladika était accessible à tous. Sa simplicité embellissait et adoucissait les défauts de ses interlocuteurs. Il était doux en vérité et humble de cœur et non seulement il trouvait en cela la paix de son âme, mais aussi il instillait la paix dans les âmes troublées de ceux qui l’entouraient. Ceux qui, aux Solovki, le connaissaient, disaient de lui : «Il est accessible à tous… avec lui, on est bien. Une apparence toute simple, voilà comment était Vladika». Mais progressivement, on parvenait à déceler, au-delà de cette joie ordinaire, une pureté enfantine, une grande expérience spirituelle, de la bonté, de la miséricorde, cette douce indifférence envers les biens matériels, et une foi vraie, une piété authentique, et une perfection morale élevée. Son apparence ordinaire dissimulait aux yeux des gens son activité intérieure, et lui permettait d’échapper lui-même à l’hypocrisie et la vaine gloire. Il était un ennemi décidé de l’hypocrisie et de la piété ostentatoire. Vladika interrogea de façon détaillée chaque prêtre détenu dans le camp des Solovki au sujet des circonstances qui induisirent sa détention. Vladika demanda à l’higoumène d’un monastère :
– Pourquoi avez-vous été arrêté?
– Je célébrais des molebens chez moi quand le monastère fut fermé. Alors, évidemment, les gens venaient. Et il y eut même des guérisons…
– Ah bon ! Il y eut des guérison… Et on vous a infligé combien d’années aux Solovki?
– Trois ans.
– C’est peu. Pour des guérisons, ils auraient dû donner plus. Le pouvoir soviétique est négligeant.
Dans l’intention de pousser l’Archevêque Hilarion vers un schisme de l’Église Orthodoxe, E.A. Toutchkov donna des instructions afin qu’il soit transféré des Solovki vers le siège de la Direction politique unifiée (Oguépéou) à Yaroslav, de lui fournir une chambre privée et la possibilité de se livrer à des activités académiques, d’entretenir une correspondance relative à ses activités et de recevoir tous les livres souhaités, tout en essayant de le persuader de collaborer avec l’Oguépéou. Le 5 juillet 1925, l’Archevêque Hilarion fut transféré vers l’isolateur de Yaroslav. De cette prison, il écrivit à une cousine : «Tu demande quand mon martyre va se terminer. Je te réponds ceci : je suis pas un martyr, et je ne me sens pas martyrisé. Suite au chemin que j’ai parcouru, les prisons ne me surprennent plus ni ne m’effraient. Je suis déjà habitué à ne pas rester collé à ma chaise dans ma prison, mais à y vivre dans la prison, comme quelqu’un vit dans son appartement. Bien sûr, il a beaucoup de choses ineptes dans ma vie, m ais pour moi, l’ineptie est plus risible que douloureuse. Mais dans ma vie, j’ai des avantages en compensation desquels j’accepte d’endurer diverses absurdités… Vraiment. Je dispose ici d’une cellule particulière avec suffisamment d’éclairage et presque suffisamment de chauffage. Et tout cela, gratuitement. Il il suffit de payer seulement quelques roubles par mois pour que la pension soit convenable, pour quelqu’un comme moi, indifférent à ces choses matérielles… Mais l’essentiel… le plus agréable, c’est que je puis sans aucun entrave me consacrer à mon premier et unique amour, le travail académique, duquel la vie m’avait complètement séparé. Ici, rien ni personne ne me distrait. En dehors des deux heures de promenade quotidienne et des quelques minutes nécessaires au déjeuner et au thé de l’après-midi, je consacre tout mon temps aux livres. Je me suis fixé un thème gigantesque sur lequel il est sans aucun doute possible de travailler pendant dix ans. La question principale est d’ordre bibliothécaire, mais dans un premier temps, je recours aux livres dont je puis disposer. Et jusqu’à présent, je ne manque pas de livres. Quasiment chaque mois des amis de Moscou m’envoient une caisse de livres, que je leur renvoie une fois par mois, après avoir pris les notes nécessaires. Seule ma situation actuelle me permet de lire des œuvres choisies de plusieurs milliers et même dizaines de milliers de pages. J’ai déjà étudié plusieurs dizaines de milliers de pages. Certains livres s’empilaient chez moi depuis plus de dix ans et jamais je n’avais le temps de les lire.Et certains livres comptent mille ou douze cent pages en allemand! Maintenant, leur tour est enfin arrivé. Bref, mon humeur et mes dispositions spirituelles sont les mêmes qu’il y a quinze ans. Une chose me manque, une bibliothèque universitaire! S’il y avait une bibliothèque universitaire, je demanderais l’abri ici non pas jusqu’à la fin de cette année, mais au moins jusqu’à la fin de cette décennie. Que faire si c’est en prison qu’on fait place à la science, si intéressante et importante pour moi? De cela, je ne suis pas responsable.

1923, au camp.

Voilà comment l’Oguépéou organise ma vie: cela fait quatre ans que je ne m’occupe  d’aucun besoin ni souci particulier. Tout ce dont je me préoccupe, c’est la façon d’obtenir des livres. Et de bonne gens s’en chargent avec succès selon mes instructions. Je viens de recevoir le colis du jour : un poud de livres! Et contre le mur s’empilent des boîtes remplie de ceux que j’ai déjà lus et préparés pour l’expédition. L’insouciance est chose la plus douce à mes yeux! Je vous embrasse tous. Je continuerai à vous faire part de mon sort en prison».
Les négociations entre Toutchkov et l’Archevêque Hilarion aboutirent à une impasse. Ce dernier refusa pour la énième fois de soutenir les autorités soviétiques dans leur intention de générer un schisme au sein de l’Église, et refusa encore plus fermement de prendre la tête d’un mouvement schismatique. L’attitude de Vladika lui valut trois nouvelles années de détention, et il retourna aux Solovki.
L’humeur optimiste de Vladika Hilarion ne perdura toutefois pas de façon inchangée pendant les six années de son exil aux Solovki. Vers la fin de son deuxième terme, il se plaignit de ce que le temps s’écoulait pour lui sans aucun bénéfice. La captivité rendait toute entreprise instable et fragile. Vous entamez une recherche, consacrez beaucoup de temps et d’efforts pour la mener à bien, et d’un jour à l’autre, vous êtes transféré ailleurs, quelque part sur les Îles Solovki, et les gardiens organisent une perquisition suite à laquelle, de vos travaux il ne reste pas une trace. Travailler et écrire quoi que ce soit dans de telles conditions était presque la même chose que d’essayer d’écrire un livre sur un navire pendant une tempête déchaînée.
Vers la fin de l’été et à l’automne de 1929, Vladika écrivit à un parent: «Je vis sans besoin, mais la vie est triste et inconsistante. Ainsi, le temps est perdu, et parfois les pensées s’agitent. Ici, par exemple, pendant six ans, de 1906 à 1912, j’ai suivi les cours de l’académie. Combien de documents scientifiques j’ai lu, combien j’en ai écrits! J’ai même défendu une thèse de maîtrise. D’un gamin venu de Tula, je suis devenu un homme. Et au cours des six dernières années, que s’est-il passé? Seulement chagrin, tristesse! Les meilleures années ont disparu et il n’y en plus autant à venir. La plus grande part est derrière. Cette perte est irréparable. Et combien seront perdues encore… Voilà le genre de pensée qui survient, et bien-sûr, on en devient mélancolique. Mais on se console en se disant qu’on n’est en rien responsable de cela. Il est évident que dans une telle voie, la vie doit forcément s’évaporer sans oeuvre ni bénéfice. Et on trouve aussi du réconfort dans le fait qu’on n’est pas seul dans cette situation, d’autres s’y trouvent et dans un pire état. Après tout, je n’en suis pas encore à lutter pour un morceau de pain, alors qu’ils sont nombreux à dévaster leur vie dans ce genre de lutte…».
Mais il ne faut pas s’imaginer que ce camp aurait brisé Vladika Hilarion, que sa confiance dans la Divine Providence qui veillait toujours sur lui aurait commencé à faiblir et qu’il se décourageait. Non! Si nous lisons attentivement les lignes ci-dessus, nous comprenons que le Vladika se plaint non pas parce qu’il était innocent des accusations portées contre lui par l’Etat, mais de sa détention dans le camp, rendant impossible l’accomplissement zélé de son devoir pastoral. Il se plaint de n’avoir pas vu ses ouailles depuis 6 ans, et de ce que les Solovki n’étaient pas l’endroit le plus approprié pour étudier la théologie!

Icône au Monastère Sretenski (Photo Patriarcat de Moscou)

L’Archevêque Hilarion a livré entre les mains de Dieu son âme imprégnée de souffrances le 28 décembre 1929 dans un hôpital de Leningrad, à l’âge de 43 ans. En raison du fait qu’il ne décéda pas dans le camp, il ne fut pas enterré dans une fosse commune (comme la plupart des martyrs du XXe siècle), mais il fut inhumé après des funérailles appropriés à un hiérarque. Maintenant, ses saintes reliques reposent au Monastère de la Sainte Rencontre à Moscou, dont il fut le Supérieur dans les années 1920. L’expérience de la vie d’hommes tels que le Saint Hiéromartyr Hilarion montre comment, dans toutes les circonstances de la vie, il faut essayer de voir la main invisible de Dieu et percevoir tout ce qui nous arrive comme Sa volonté pour nous, pas toujours compréhensible par nous, mais toujours bonne et parfaite (Rom. 12,2). Cela insuffle en nous la paix de l’âme et l’espérance en Dieu, qui seule nous permet de traverser la mer de la présente vie et atteindre le havre du salut, le Règne de Dieu.
«Le Seigneur est Omniscient et nous sommes myopes. Prions pour que le Seigneur organise toutes nos œuvres selon Sa Divine Providence, qui est au-dessus de toutes nos pensées, conjectures et décisions irréfléchies. En toutes choses, comptons sur la volonté de Dieu, soumettons-Lui notre volonté, de plein gré, dans une disposition intérieure de notre esprit pleine, spontanée. Seigneur! Que Ta volonté soit faite! <…> La Providence de Dieu a toujours raison. Et s’Il permet que nous goûtions l’amertume de la vie moderne, alors c’est dans une inébranlable confiance en Dieu qu’est notre unique voie salvatrice». [Archimandrite Ioann Krestiankine].
Traduit du russe
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