Portrait par Philippe Moskovitine

Portrait

L’original russe du texte ci-dessous a été publié en trois parties sur le site Pravoslavie.ru en novembre 2020. Son auteur, Madame Tatiana Vesselkina l’a toutefois rédigé «octobre 2005 et octobre 2020». Jeune journaliste, elle rencontra le Métropolite Ioann en 1991 et devint une de ses filles spirituelles. Elle partage donc une tranche de sa propre vie, tout en brossant progressivement un portrait du Métropolite. Le titre du premier article russe est «Дедушка», Grand-Père. C’est ainsi que les proches du Métropolite Ioann le surnommaient entre eux, vers la fin de sa vie. Lui-même eut recours à cet affectueux sobriquet pour désigner son propre père spirituel, le Métropolite Manuil (Lemechevski). Le début du texte se trouve ici.

Jamais je n’oublierai ma première confession avec Vladika. Elle eut lieu lors de la Fête de la Transfiguration du Seigneur, en 1992. J’avais préparé, jusque tard dans la nuit, une liste de mes péchés. Le matin, j’avais un horrible mal de tête. Je montai voir Vladika. Il me bénit et me couvrit de son épitrachilion. Le mal de tête s’évanouit, comme par magie. Il lut ma longue liste manuscrite de mes péchés, en souligna quelques-un, qui étaient réels, et d’autres, que j’avais inventés. Ensuite, il sortit. Imaginant que Vladika n’avait tout simplement pas le temps de lire la prière de rémission avant ses longs offices de la journée, je sortis, afin de lire les prières avant la communion. Plus tard, le Père Simon arriva. Il était secrétaire de l’éparchie et devint ensuite Archevêque de Mourmansk). J’entendis alors qu’on m’appelait car Vladika m’attendait à l’étage pour lire sur moi la prière de rémission des péchés. Oubliant tout je montai en courant la cage du grand escalier, où je finis par me cogner contre Vladika qui se tenait devant moi.Où t’envole-tu donc? me dit-il en plaisantant, et il me conduisit devant l’icône de la Très Saine Mère de Dieu «Il est digne…» il me couvrit de son épitrachilion et me demanda comment je combattais mes péchés, en ajoutant un que je n’avais pas confessé. Finalement, il commença la prière d’absolution. Quand j’entendis les paroles «…moi, archevêque indigne, par Son pouvoir qui m’a été donné…», je sanglotai. Vladika me bénit et rayonnant d’une douce gentillesse, il me dit : «Maintenant, tu peux t’encourir».
Je ne souhaite pas comparer Vladika à d’autres clercs, mais on sentait immédiatement sa préoccupation toute particulière pour notre âme. Et il parvenait à condamner nos péchés, avec douceur et puissance tout à la fois. Et jamais ses paroles ne suscitaient le désir de le contredire ou de chercher des excuses. Un jour, je pleurai une nuit entière. J’admis que j’étais remplie de vanité. Le Starets me répondit : «D’accord, il y a cette vanité. Mais ce qui importe, c’est que nous sommes conscients de ce péché que nous devons le combattre».
Jamais Vladika ne forçait quiconque à accomplir de bonnes actions. Il était le bon berger. Ses enfants spirituels avaient une liste de résidents nécessiteux, dans la capitale du Nord, et à Moscou. Et il les aidait quand il le pouvait. Vladika essayait d’aider tous ceux qui avaient besoin de soutien. Jamais il ne vit le montant de sa pension mensuelle. Il avait béni Nadejda MiKhaïlovna Yakimkine, son ancienne comptable à Samara, pour recevoir cet argent et le distribuer à tout qui en avait besoin à ce moment-là.
Il m’est arrivé de raconter à Vladika que le feu avait détruit la maison d’un prêtre de la région de Riazan. Ce n’était évidemment pas la première fois que la maison d’un prêtre de province été détruite par le feu. L’incendie survint vers la fin de l’automne, et les températures étaient déjà basses ; il faisait froid. Les enfants du prêtre avaient dû s’échapper en pyjama. Tous leurs vêtements furent détruits dans le sinistre, à l’exception de leurs tuniques de baptême. A cette époque, l’Allemagne avait envoyé de l’aide humanitaire à Saint-Pétersbourg. Vladika donna sa bénédiction pour envoyer des vêtements à la famille de ce prêtre, qui comptait trois enfants. Il y en avait deux grosses valises. Ces vêtements tombèrent à point nommé, et ceux qui n’étaient pas de la bonne taille furent distribués à des paroissiens nécessiteux d’autres églises de la région de Riazan.
C’était extraordinaire de voir l’attention réservée par Vladika et son médecin, Valentina Sergueevna, aux médicaments envoyés d’Allemagne. Nous devions trier de grandes boîtes remplies de médicaments de toutes sortes. Je devais me charger de traduire les notices, établir une liste de ce qui était disponible et indiquer les maladies auxquelles ils pouvaient convenir. Chaque boîte fut reconditionnée, avec des instructions en langue russe quand à la destination et la posologie de chaque médicament.
Lors d’un de mes séjours à Saint-Pétersbourg,  je fus témoin d’un miracle. Juste avant mon arrivée, il s avaient reçu de France un grand carton contenant des médicaments. J’avais terminé de traduire les instructions de l’anglais vers le russe, et je regardais tristement les boîtes françaises. Je ne connaissais pas cette langue et la traductrice n’arrivait pas. Notre attente se prolongeant, je décidai de ne pas perdre de temps, examinai les notices et tentai de les trier en fonction de la date d’expiration de la validité. Soudain, je me rendis compte qu’il était minuit. Il était vain d’attendre encore la traductrice. Et le jour suivant, je devais quitter Saint-Pétersbourg. J’étais perturbée par le fait que nous avions là une caisse de médicaments qui ne pouvaient être utilisés par personne. Au début, je ne m’en rendis pas compte, mais j’étais en fait occupée à dactylographier la traduction du français vers le russe ! Le matin, la traductrice arriva et à ma plus grande surprise, elle lut simplement mon travail et déclara qu’il était correct! Par la suite, jamais plus je ne m’essayai à lire le français, et aujourd’hui encore, je ne comprends pas cette langue, sauf quelques expressions élémentaires… Cette assistance médicale «humanitaire» fut remise au nouvel hôpital orthodoxe «Sainte Ksénia» à Saint-Pétersbourg, ainsi que dans d’autres villes nécessitant une aide spécifique. Vladika disait toutefois que toutes les bonnes actions ne sont pas forcément bonnes. Il convient d’abord d’apprendre à être sage, et ensuite à être bon. Et par sa vie, il nous montra à maintes reprises comment accomplir des actes de sage bonté. Lorsque la situation du pays se dégrada au point que tout le monde devait faire face à des problèmes financiers, de pieux chrétiens lui demandèrent s’ils devaient donner de l’argent à tous les mendiants, même s’ils avaient à peine de quoi subvenir à leurs propres besoins. Vladika répondait d’habitude qu’il était bon et nécessaire de donner, mais qu’il ne convenait pas de le faire au détriment de nos proches. Si cela risque de vous causer des problèmes ou si n’êtes pas sûrs que votre don bénéficie à une juste cause, il vaut mieux alors trouver soi-même quelqu’un ou une famille en difficultés et l’aider directement. «Trouvez ceux qui ont trop de pudeur pour demander de l’aide, et aidez-les!», disait-il souvent.
Comme j’étais journaliste, j’avais la manie de noter tous les conseils que donnait Vladika ou ce qu’il nous lisait dans les enseignements des Saints Pères en réponse à une question. Parfois, et particulièrement lors des repas, j’utilisais les serviettes en papier comme feuilles de notes. M’ayant vu faire cela, Vladika me dit : «Ne te fatigue pas à tout noter. Quand je serai mort, tu te souviendras de tout». Il avait raison. (A suivre)

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