Portrait par Philippe Moskovitine

Portrait

L’original russe du texte ci-dessous a été publié en trois parties sur le site Pravoslavie.ru en novembre 2020. Son auteur, Madame Tatiana Vesselkina l’a toutefois rédigé «octobre 2005 et octobre 2020». Jeune journaliste, elle rencontra le Métropolite Ioann en 1991 et devint une de ses filles spirituelles. Elle partage donc une tranche de sa propre vie, tout en brossant progressivement un portrait du Métropolite. Le titre du premier article russe est «Дедушка», Grand-Père. C’est ainsi que les proches du Métropolite Ioann le surnommaient entre eux, vers la fin de sa vie. Lui-même eut recours à cet affectueux sobriquet pour désigner son propre père spirituel, le Métropolite Manuil (Lemechevski). La première partie du texte se trouve ici.

C’était la fin avril. Le temps était encore à la gelée. L’horloge indiquait 5h30, du matin. Je n’exagèrerai pas en disant que pour moi, appeler Vladika et l’éveiller, c’était au-delà de mes forces. Et maman m’avait demandé d’apporter un colis à un ami, et je devait prendre un train de banlieue et me rendre à une demi-heure de Saint-Pétersbourg. Je me dis que je commencerais par livrer le colis et ensuite, j’appellerais Vladika. Mais je fus punie pour n’en avoir fait qu’à ma tête. Sortie du train, je montai dans un bus qui s’éloigna dans la direction opposée à celle où je devais aller. J’en sorti au milieu du trajet en me trainai dans la neige glissante jusqu’à la gare. Alors, j’appelai Vladika.La première chose que Vladika Ioann me demanda, ce fut pourquoi je n’avais pas téléphoné immédiatement. Quand il eut entendu mon explication sincère, il me chapitra, ajoutant qu’il devait partir sur le champ à l’Académie, afin d’y recevoir des visiteurs .
De temps à autre, Vladika devait prendre un congé pour séjourner à l’hôpital. Il avait des problèmes aux jambes. Quand il était chez lui, il avait l’habitude de travailler dans sa cellule, au deuxième étage. Au départ, j’imaginais que Vladika donnerait sa bénédiction pour que je travaille dans la salle de lecture de la bibliothèque de l’Académie ou ailleurs, mais le Starets avait donné pour instruction que je m’installe dans ses bureaux, au premier étage de sa résidence de Métropolite. Anna Stepanovna Ivanova, qui avait pour obédience le secrétariat du Métropolite, m’apporta tous les documents nécessaires. Les livres, pour la plupart publiés à l’étranger, étaient des exemplaires dactylographiés et reliés à la main. En d’autres termes, il s’agissait d’un véritable trésor!
Pendant quatre jours, je travaillai à la table du Métropolite, jusqu’à la tombée de la nuit. Je procédai à l’enregistrement audio de certains éléments. Certains autres firent l’objet de notes abondantes. Je retrouvai des noms familiers et découvris des faits ignorés. Je m’immergeais dans les livres et les documents dactylographié. Ma récolte remplit bientôt plusieurs cahiers et bandes magnétiques. Je m’interrompais seulement lorsque Matouchka Olympiada appelait pour les repas. Un jour, Valentina Sergueevna Diounine, médecin de Vladika (et par la suite, moniale du grand schème Barbara) entra dans le bureau. Elle me dit que mon visage lui était familier et me demanda si je n’étais jamais allée auparavant à Samara, où Vladika Ioann avait exercé son ministère. Elle ajouta que Vladika Ioann parlait souvent de moi. Je fus très surprise car non seulement je n’étais jamais allée à Samara, mais je n’avais jamais évoqué les détails de ma vie avec Vladika. Lorsque j’eus travaillé quatre jours dans le bureau de la résidence du Métropolite, Vladika me bénit pour aller visiter quelques endroits de Saint-Pétersbourg pendant le dernier jour de mon séjour. Lorsque je partis, Matouchka Olympiada m’offrit un repas: quelques œufs de Pâques, du koulitch, des oranges, de goûteux sandwiches et des petits gâteaux, pour mon voyage de retour à la maison. «Revenez nous voir», me dit Anna Stepanovna. Mes larmes me trahirent. Elles étaient prêtes à couler à torrent. Je souhaitais que quelqu’un soit là pour comprendre combien il m’était difficile d’entendre ses paroles. Pendant ces quatre jours, la luxueuse résidence de l’Île aux Pierres était devenue ma maison. Ce n’était le luxe qui en était la cause; le Seigneur m’avait déjà permis de voyager auparavant à l’étranger, et j’y avais vu des lieux remarquables. Et il était aussi clair que de l’eau de roche que jamais je ne reviendrais ici car mon travail était terminé. Je me tenais devant elle, me mordant les lèvres et retenant mes larmes. Je montai afin de prendre congé avec Vladika. Il me bénit et plaça sa ma main sur ma tête. Soudain, je sentis que j’étais comme baignée d’un bain d’amour, indicible, inimitable. Mais l’heure de la séparation était arrivée. Je tournai les talons et entamai la descente des escaliers, pour que Vladika ne me voie pas pleurer. Mais les marches se firent plus étroites et émirent le son d’un léger craquement. Depuis le haut d’une volée d’escaliers, je regardai vers le bas et aperçus cette pièce que j’avais vue en rêve dans le train qui m’amenait à Saint-Pétersbourg. Mes larmes coulèrent en cascades. Soudain, j’entendis une voix, ferme, qui me disait «Tatiana, reviens!». Je levai la tête. Vladika se tenait en haut de l’escalier. Je montai à nouveau, et il traça un grand signe de croix sur moi, m’offrit un œuf de Pâques et me dit : «le Christ est ressuscité!».
Je pleurai des larmes amères. Les badauds dans les rues et les usagers du métro me regardaient. Les larmes cessèrent de couler seulement lorsque je m’installai dans un compartiment de première classe et tombai profondément endormie. Je m’éveillai, comme si une minute seulement s’était écoulée, mais le train approchait déjà de la gare de Leningrad à Moscou.
Deuxième rencontre. Miracle sur la rue.
La rencontre avec Vladika Ioann fut le moment-pivot de ma vie. Au cours des années qui suivirent, je visitai de nombreux diocèses, de nombreux monastères qui venaient d’être restaurés. Ce qui m’effrayait le plus, et c’était une véritable épreuve, c’était de devoir m’accommoder des femmes âgées qui aidaient dans les monastères d’hommes. Sans que je leur aie fourni la moindre raison de me traiter avec brusquerie, je sentais, intuitivement, leur animosité. Je me résignai humblement a garder prudemment le silence et j’essayai d’ignorer leurs rebuffades.
Il advint que maman tomba gravement malade. Certains jours, je devais appeler l’ambulance plus d’une fois sur la journée alors que je faisais l’aller-retour entre les deux villes, Riazan et Moscou. Un jour, on m’envoya en mission dans un des monastères de Moscou. Je découvris qu’un prêtre de notre ville s’y trouvait également et qu’il rentrait à Riazan le même jour. Je demandai à une vieille dame qui travaillait au monastère de lui transmettre ma demande de pouvoir profiter de sa voiture pour rentrer à la maison. Le voyage en train ne me permettrait pas de rentrer avant minuit. Pour toute réponse, la vieille se mit à vociférer et à m’envoyer une bordée d’injures. Elle était tellement remontée qu’elle était prête à m’anathématiser. La nuit précédente, je n’avait pas dormi; j’avais veillé auprès de maman en attendant les secours d’urgence. Je fus dès lors incapable de retenir mes larmes et quittai le monastère en pleurant. Les larmes brouillaient ma vision et je ne remarquai pas que je marchais au beau milieu de l’artère encombrée. C’était comme si je ne voyais plus rien. Je continuais à marcher vers les voitures qui arrivaient en sens inverse. Ensuite, un blanc, je ne me souviens de rien. Je m’arrêtai de pleurer en arrivant rue Pogodinskaia, près de l’immeuble du Département des Éditions du Patriarcat de Russie. Je rentrai à mon bureau. Soudain, mon patron de l’époque me dit : «Tu a eu un appel de Saint-Pétersbourg, de la résidence du Métropolite Ioann». Peu de temps après, Anna Stepanovna, la secrétaire de Vladika, appela de nouveau. Elle me dit qu’il était à Moscou et me demandait d’aller le rencontrer. A un des moments les plus durs de ma vie, le Seigneur me ramenait vers Vladika Ioann. Quand j’y repense, je me dis que c’est uniquement par les prières de Vladika que j’ai survécu à cet incident sur cette artère encombrée de circulation automobile au milieu de Moscou. Je compris alors la faculté dont jouissait Vladika, de prévoir et de consoler. Dès que je le vis, j’oubliai toutes mes peines. Il avança à ma rencontre, m’offrit sa bénédiction et m’invita à entrer dans sa cellule.
– Allons, dis-moi, qui t’a fait du mal?
– Personne. Répondis-je
Vladika se tourna vers une icône de la Très saine Mère de Dieu et dit :
– Prions ensemble.
Par la suite, jamais plus Vladika ne mentionna cet incident, mais certains événements ultérieurs et certaines de ses actions me convainquirent qu’il savait tout. Malgré le calendrier très chargé de Vladika et ses fréquentes maladies, le Seigneur m’offrit généreusement de nombreuses occasions de le rencontrer, à Moscou et Saint-Pétersbourg.
Un jour, il m’invita à partager le déjeuner avec lui, avant mon départ de Saint-Pétersbourg. Il me demanda alors quelle sorte de bagage j’emportais. Pas sûre de comprendre ce qu’il me demandait, je lui répondis que j’avais acheté beaucoup de livres. Plus tard, je découvris que les bagages auquel Vladika avait fait allusion, c’était mon éducation spirituelle, mes connaissances spirituelles. J’avais beaucoup à apprendre. Vladika avait constitué une bibliothèque inestimable, en plusieurs langues. En tant qu’écrivain, j’étais particulièrement attirée par ce trésor de sagesse, source pour moi d’inspiration dans la collecte et la conservation des informations concernant les ascètes anciens et contemporains. J’avais l’habitude de rester là et de lire jusque deux ou trois heures du matin. Mes «longues lectures» n’échappèrent pas au regarda attentif de Vladika. Le matin, d’ordinaire avant la liturgie, Valentina Sergueevna m’apportait, en dépit de mes protestations, du café, du lait, un sandwich ou des gaufres, en guise de petit déjeuner, car «Vladika a dit que vous êtes restée éveillée tard dans la nuit». Vladika avait une mémoire phénoménale. Il savait exactement où, dans quel livre, et même à quelle page de ce livre, trouver la réponse à toute question spirituelle.
Ce sont les travaux de Vladika qui m’incitèrent à collecter et mettre en forme les éléments de la vie des saints, justes et martyrs de la région de Riazan depuis le onzième siècle jusqu’à l’époque contemporaine. Je dus pour cela effectuer maints travaux de recherche dans des réserves historiques et dans de nombreuses archives. Et j’ai tiré beaucoup d’informations précieuses dans les travaux dactylographiés rassemblés par Vladika.
Le Métropolite Ioann fut l’un des premiers hiérarques à organiser la publication régulière de matériaux orthodoxes dans son éparchie. La première de ces publications fut une version pécuniairement abordable du Petit Livre de Prières Orthodoxes. Elle fut sans cesse rééditée à des tirages atteignant les cent mille exemplaires. A la première occasion, Vladika réédita la «Loi de Dieu» de l’Archiprêtre Seraphim Slobodskoï, ainsi que la «Vie Spirituelle» de Saint Théophane le Reclus. Les livres étaient envoyés de Saint-Pétersbourg vers les autres éparchies.
Homme de grande sagesse, mais d’un abord généreux, Vladika Ioann était capable de discerner les dispositions spirituelle de ses visiteurs. Il appréciait la sincérité et ne tolérait pas le mensonge, ni la ruse et l’hypocrisie. Il était strict, mais doux. Tant les enfants que les gens célèbres étaient attirés par lui, de même que tous ceux qui cherchaient soutien et conseils paternels. Des douzaines de lettres envoyées de tous les coins du pays et contenant des confessions étaient reçues quotidiennement à la résidence du Métropolite, sur l’Île des Pierres. Et Vladika se réjouissait tellement pour ceux qui lui faisaient part de leur joie, et il souffrait tellement avec ceux qui pleuraient. Et jamais il ne demeurait indifférent. Prévoyant les besoins des gens, le Starets élevait ses prières vers Dieu, Lui demandant de venir en aide à ses innombrables enfants spirituels, et aussi à ceux qu’il ne connaissait pas personnellement. Le cœur tendre de Vladika était particulièrement sensible à la vie spirituelle de ses ouailles. Il veillait sur celles-ci avec vigilance, mais aussi avec tact. Il répétait sans relâche que dans notre vie spirituelle, nous devons éviter les extrêmes et choisir la «voie médiane», car elle est la «voie royale», et nous devons nous hâter de servir Dieu tant que nous sommes encore jeunes. (A suivre)

Traduit du russe

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