L’Archimandrite Raphaël est un défenseur ardent de la Tradition de l’Église. Il a consacré une grande partie de sa vie longue de 90 ans ainsi que la majeure part de sa production littéraire foisonnante à la défense des dogmes et à la façon de les mettre en œuvre dans la vie de l’Église et du chrétien. Le texte ci-dessous est la traduction d’un chapitre (pp. 43 à 46) du livre (На пути из времени в вечность) de l’Archimandrite Raphaël (Kareline). L’auteur y brosse un portrait du Catholicos-Patriarche Melchisédech III, qui dirigea le Synode de l’Église Orthodoxe de Géorgie de 1952 à 1960. Plus d’informations au sujet de l’Archimandrite Raphaël sont disponibles ici.

Le Patriarche Melchisédech (Pkhaladzé) était un homme doté de dons exceptionnels. Dans toute l’histoire du Séminaire de Tbilissi, il fut le seul étudiant qui jamais ne reçu une note inférieure à l’excellence. Après, il entra à l’Académie de Théologie de Kazan. Nesmelov, le théologien célèbre remarqua les capacités hors-normes du jeune homme, et voulut que celui-ci demeurât à l’Académie et s’y engageât dans les travaux scientifiques. En tant qu’étudiant, Mikhaïl (tel était dans le monde le nom du futur patriarche) maîtrisait si bien la langue grecque qu’il traduisit Hérodote en géorgien (cette traduction est conservée à la bibliothèque de l’Université de Tbilissi), et en plus, étudiait indépendamment les mathématiques supérieures. Il développa une méthode originale de calcul de la pascalie, liée à la chronologie historique. Même avant même son ordination, en tant que professeur de mathématiques, Mikhaïl a développa également une théorie mathématique des échecs. En outre, le futur Patriarche était un compositeur d’église et laissa plusieurs œuvres musicales liturgiques, dont une hymne des Chérubins.Peu de temps après son ordination au sacerdoce, son épouse mourut; il reçut alors la tonsure monastique et le nom de Melchisédech. Sa vie fut empreinte d’afflictions. Les autorités le persécutèrent, l’empêchant de célébrer. On raconte que lorsque, après la chirotonie épiscopale, Mgr Melchisédech fut envoyé à Soukhoumi, il commença son premier sermon par les paroles du psalmiste: «l’insensé dit dans son cœur: il n’y a pas de Dieu» (Ps.52;2). À cette époque, ces mots étaient perçus comme une insulte au pouvoir athée, et Mgr Melchisédech se trouvait dans la position d’un homme entouré d’une meute de chiens en colère. Pendant de nombreuses années, il vécut pratiquement sans moyens de subsistance, avec des enfants à charge. Le Patriarche Calistrate finit par réclamer pour lui, comme une grande miséricorde, un poste dans l’église du cimetière, où Mgr Melchisédech, déjà métropolite, célébra les offices commémoratifs sur les tombes. Puis sa fille mourut tragiquement et il se consacra entièrement à l’Église. Il s’employa à la restauration et la réouverture d’églises de renom en Géorgie telles que l’église Saint Georges à Signakhi, où reposent les reliques de Sainte Nina l’Illuminatrice de la Géorgie, l’église de Motsameta à Koutaïssi, où furent placées à nouveau les reliques des Saints Mégalomartyrs David et Constantin, Princes d’Argveti, l’église Saint Georges d’Ilori, et d’autres encore.

Icône de Sainte Nina, égale aux Apôtres, peinte par le Starets Lazare

Le Catholicos-Patriarche Melchisédech (tout comme le Patriarche Ephrem) avait une habitude: quand il entrait dans le sanctuaire, il déployait d’abord antimension sur l’autel et regardait s’il aucune parcelle du Corps du Christ n’y était restée attachée. S’il trouvait que le prêtre avait fait preuve de négligence envers les Saints Dons, alors il lui adressait une réprimande sévère. (Il faut dire qu’en faisant la remarque, le Patriarche Melchisédech n’élevait pas la voix, mais il y avait sur son visage quelque chose qui faisait trembler le coupable devant lui). Il vérifiait ensuite si les réserves de Saints Dons pour la communion des malades et de myrrhon pour le Mystère du Baptême étaient suffisamment approvisionnées. Après cela, il contournait l’autel et observait comment celui-ci avait été nettoyé, et s’il n’y avait rien de superflu sur l’autel, comment les lampades étaient nettoyées, s’il y restait de la poussière sur les icônes. Il disait que la négligence vis-à-vis de l’image de Dieu (l’icône) est un manque de respect pour son Prototype, et que la propreté de l’autel témoigne de la foi du clergé, parce que l’autel est la demeure de la Dieu et le clergé doit veiller au bon ordre sur l’autel sans négliger le moindre détail.
Au cours de la persécution de Khrouchtchev contre l’Église, le Catholicos-Patriarche Melchisédech publia un décret ordonnant à tous les prêtres et diacres de circuler en soutane. En cas de désobéissance, les coupables étaient, la première fois, privés des décorations reçues et, lors des désobéissances ultérieures, ils étaient interdits de célébration. Il voulait que les gens voient le prêtre comme confesseur de la foi orthodoxe, et non comme un mercenaire qui, pendant son service, porte une soutane comme un vêtement de travail, puis l’enlève et se dissout dans la foule, comme s’il avait honte de sa dignité. C’était une démarche courageuse pour l’époque.
J’aimais écouter les sermons du Catholicos-Patriarche Melchisédech. Il parlait simplement, de façon accessible, mais en même temps, les paroles de ses instructions sonnaient de manière particulière; on sentait qu’il ne répétait pas les mots des autres, ne racontait pas ce qu’il avait lu dans les livres, mais il parlait, avec une certaine chaleur d’âme, de ce qu’il avait vécu lui-même.
Un jour, lors d’un sermon, le Catholicos-Patriarche Melchisédech dit: «On m’a raconté qu’un jeune homme, fils unique était mort dans un village, la nuit de Pâques. Et le père, afin de ne pas assombrir la fête de Pâques et ne pas attrister ses parents et les villageois, leur cacha la mort de son fils. Il ferma la chambre où se trouvait son fils mort, et quand, selon la coutume, ses amis vinrent le féliciter pour la Pâque, il les accueillit joyeusement, les installa à table, les régala et chanta avec eux: «Le Christ est ressuscité des morts». Il ne donna pas l’impression de vivre un grand chagrin. Il y avait des friandises sur la table, comme c’était le cas dans le village, alors que derrière le mur se trouvait le corps sans vie du jeune homme, et personne ne le savait. Il n’a pas de plus grand chagrin, que de perdre son fils unique, mais pour Pâques, il surmonta ce chagrin.»
Melchisédech est le nom du grand patriarche de l’Ancien Testament, une personne mystérieuse, cachée au monde, scintillant brièvement comme une étoile dans les pages de la Bible et disparaissant ensuite, laissant derrière elle un silence inexplicable. Il me semblait que ce nom convenait plus que tout autre au Catholicos-Patriarche Géorgien. Son apparence rappelait celle des ancêtres de jadis: ses mouvements étaient calmes et majestueux; dans son ministère patriarcal, il conservait une dignité et une autorité impériales.
C’était alors le temps des persécutions. Les églises étaient à moitié vides même lors des grandes fêtes. Mais quand le Patriarche Melchisédech célébrait, on aurait dit que s’ouvrait le «Kartlis Tskhovreba», les «Chroniques d’Ibérie». On ressentait en lui, involontairement, la force du chef spirituel du peuple, comme avec les patriarches des siècles anciens. Souvent, il se participait en simple rason monastique, au chœur de la Cathédrale de Sion, et lisait l’hexapsalme et les canons. Il lisait doucement, avec pénétration. C’était un tableau inoubliable. L’église à moitié vide, l’éclairage électricité blafard (il n’aimait pas la lumière vive), les lumières des lampades tremblotantes et le Patriarche récite des prières au chœur, comme si la Géorgie priait par ses lèvres. Je ressentais une sorte de frisson mystique en ces moments-là. L’office terminé, et je ne voulais pas quitter la Cathédrale de Sion; il semblait que les âmes des rois et des patriarches géorgiens y avaient été appelées par la prière du patriarche, et une célébration divine invisible allait se prolonger toute la nuit.
Dans le Patriarche Melchisédech s’unissaient rigueur et miséricorde. Il était strict, mais cette rigueur était le verso de son amour pour Dieu; il était gentil et miséricordieux, mais en même temps il était craint pour sa justice. Il punissait les coupables jusqu’à l’excommunication pour préserver la Sainteté de l’autel, mais pardonnait quand il voyait le repentir sincère de l’homme. On pouvait dire de lui par les paroles du psalmiste: «J’ai haï l’injustice et je l’ai eue en horreur, mais j’ai aimé ta loi»(Ps.118;163) . En sa présence, les prêtres, diacres et hypodiacres se tenaient comme des soldats dans les rangs; le silence régnait dans l’autel; si quelqu’un faisait une erreur, le Patriarche regarderait et secouerait légèrement la tête, et cela agissait plus qu’une réprimande sévère. Il parlait un peu, mais on sentait que chacune de ses paroles était pensée et comme pesée sur une balance. Le Patriarche traitait avec un même amour les gens de toutes les nationalités, sous son saint omophore, personne ne se sentait fils d’un autre. Mais en même temps, les gens ressentaient à quel point il aimait sa patrie, son histoire, ses traditions, qui n’avaient pu être détruites ni par les invasions des mahométans au cours des siècles passés ni par les vagues tumultueuses de la révolution. On peut dire que son premier amour était l’Église, et le second la Géorgie. Cet amour était étranger à toute fierté ou à l’arrogance inhérentes aux personnes ayant une faible spiritualité, aux esprits superficiels et à l’âme étroite; ceux-là sont généralement fiers de ce qu’ils n’ont pas eux-mêmes. Au contraire, l’amour du Patriarche Melchisédech pour la Géorgie avait cette forme noble et cette beauté intérieure qui aidaient les autres à mieux ressentir et aimer ce pays.
Le patriarche vénérait particulièrement l’icône miraculeuse de la Très Sainte Mère de Dieu de Didoubié et avant de prendre une décision quant à l’une ou l’autre question épineuse, il venait à l’église de la Nativité de la Très Sainte Mère de Dieu (d’habitude le soir tard, quand il n’y avait plus personne) et longtemps il priait la Très Sainte Mère de Dieu, demandant réponse et aide. Le Patriarche Calistrate était le bien-aimé du peuple géorgien; le Patriarche Melchisédech fut son digne successeur.
J’ai appris la mort du Patriarche Melchisédech quand j’étais à Ilori. Et je me souviens des paroles du moine de la thébaïde, qui, après avoir vu en esprit la mort du Saint Empereur Théodose, a dit: «Oh, Byzance, les jours de ta joie ont disparu! Le grand roi est mort, notre père est mort».
Traduit du russe