ma-vie-livreLe livre de Geronda Ephrem de Philotheou «Mon Geronda Joseph, l’Ermite et Hésychaste» fut publié en 2008 à Athènes. Cette publication constitua un véritable événement dans la vie spirituelle des Orthodoxes grecs. Il fut lu pendant le repas dans tous les monastères de Grèce. En 2011, avec la bénédiction de Geronda Ephrem, le livre fit l’objet d’une adaptation en russe, et y furent intégrés de nombreux éléments qui n’avaient pas été inclus dans la version originale. (Le livre russe ne porte d’ailleurs pas le même titre que le livre grec, et son organisation en chapitres est différente). Le texte lui-même du livre est la transcription des enregistrements de récits et souvenirs narrés par Geronda Ephrem à ses enfants spirituels. La Lorgnette de Tsargrad propose la traduction d’extraits de l’adaptation russe du livre, qui s’intitule «Ma Vie avec Geronda Joseph» (Моя жизнь со Старцем Иосифом). Quatrième extrait.

Chapitre Cinquième. Conditions difficiles.
Geronda établit mon obédience ; je serais le cuisinier de la communauté. Voici comment cet événement se déroula.
Petit !
Bénissez.
Fais-nous la cuisine.
Où fait-on la cuisine?
Dans la cour.
Je me dis que c’était très bien, mais où donc, dans la cour ? Comme si nous y avions eu une cuisine là quelque part. Et puis, passe encore récolter du bois et allumer le feu, mais cuisiner ?! Qu’aurais-je bien pu préparer comme repas, alors que je n’y connaissais rien du tout ? Je fus assailli par les pensées : «Où vas-tu donc cuisiner ? Où vas-tu faire la vaisselle?». Dans la cour, une cruche cassée nous servait d’évier ; on l’avait attachée à un pieu et on y avait fixé un petit robinet. C’est là que nous lavions notre vaisselle. Mais où cuisiner ? Les pères travaillaient dur, transportaient des charges, ils étaient fatigués et avaient faim ; que mangeraient-ils ? Mais Geronda était rentré dans sa cellule ; il cousait… La cour était un espace ouvert, il y soufflait un vent tout simplement effrayant. Je me souviens encore que je devais me tenir pour ne pas me faire souffler dans le précipice. Quand le vent se levait, je devais faire appel à toute ma patience car en même temps que le vent se levaient en moi murmures et blasphèmes contre Dieu. Il suffisait que ma patience diminue quelque peu et l’esprit de blasphème était là ; il me disait : «Qu’est-ce donc pour un Dieu Qui fait souffler sur toi un vent pareil et Qui te fait souffrir ainsi?». Et je lui répliquais «Ferme-la! Pas un mot!».
Plus tard, nous construisîmes un auvent à l’aide de branches, en guise de protection au-dessus de notre cuisine. Mais le vent l’arracha. J’installais deux pierres formant le foyer, et disposait une grille dessus. Mais dès que le vent se leva, il emporta notre petit toit et la grille de cuisson qui furent soufflés jusqu’au précipice et dévalèrent celui-ci. «Hééé, idiot ! Tu entends, petit ? Tes affaires se sont envolées ! Cours et va les chercher!» Où allais-je pouvoir les retrouver ? Je dévalai la pente escarpée pour récupérer le toit et la grille. Oh, Mon Dieu !

Kaliva de Geronda Joseph
Kaliva de Geronda Joseph

Même en hiver, je cuisinais dehors, près de la kaliva de Geronda, mais je mangeais à l’intérieur de celle-ci. Après les repas, je devais laver la vaisselle. Nous avions des assiettes métalliques, et je les lavais dehors. L’hiver, avec le froid, la pluie, je grelottais, mais il fallait les laver ces ustensiles. Malade, grippé, je devais vaquer sur la falaise. Nous y avions une vielle citerne, dans laquelle s’accumulait, goutte à goutte, l’eau qui glissait le long des rochers. J’avais inséré un bout de tuyau dans un trou de la citerne, et avec l’eau qui s’en écoulait, dans le froid et dans le vent, je lavais la vaisselle. L’eau glacée me rougissait les mains. Nous n’avions pas d’endroit adapté pour chauffer l’eau. Nous vivions comme des hommes de la préhistoire, mais Dieu nous donna de la patience. Le Seigneur nous protégeait et nous ne remarquions pas les difficultés.
Ohhh, quel froid ! Et comment se réchauffer un peu ? Ohhh Panagia ! J’ai eu si froid, à un point tel que non seulement pendant ces années, mais pendant tout le reste de ma vie, des douleurs au dos m’ont fait souffrir le martyre. Et elles me font encore souffrir aujourd’hui. Nous ne nous souciions aucunement de notre santé. Je dormais sur une planche, et j’avais si froid… C’était tellement dur que j’avais peine à m’endormir. Je mettais sur moi tout ce que je pouvais trouver, pour me réchauffer : coussin, sous-rasson, vieux rasson. Je m’épuisais à me tourner d’un côté et de l’autre, mes protections contre le froid tombaient chaque fois sur le sol et je remettais tout en place. Entretemps, les heures s’écoulaient et venait le moment de se lever. Combien de temps avais-je dormi ? Dieu seul le sait. Mais il fallait respecter l’heure des vigiles. Si Geronda voyait que tu ne te levais pas, c’était la fin. Mais cela n’arriva jamais ; je parvins toujours à me lever à temps.

Kavsokaliva sous la neige
Kavsokaliva sous la neige

Le froid piquant nous faisait ressembler à des petits vieux. Nous nous enroulions des étoffes de laine autour du cou et de la tête. Ce froid ! Et impossible de se réchauffer dans ces cellules. J’avais un poêle, mais je ne le faisais chauffer que rarement car avec la chaleur j’étais  assailli par le sommeil. Et chauffer correctement exigeait beaucoup de bois. Alors, il donnait sa chaleur pendant vingt-quatre heures. Chez Geronda, on allumait le poêle régulièrement, autrement, c’eût été trop dur pour lui. Mais nous, les jeunes, nous ne l’allumions pas pour que le sommeil ne nous harasse pas. Nous préférions le froid afin qu’il ne soit pas nécessaire de dormir. J’en ai gagné un refroidissement permanent pour le reste de mon existence.
Pour la même raison, ne pas tomber endormi, je disais les vigiles dehors, au grand air. Dans la neige, sous la pluie, il fallait être dehors ; on ne pouvait même pas rester dans l’entrée. Que faire ? On s’asseyait dehors, dans la cour, et on gelait. Sous mes genoux, mes jambes congelaient. Elles devenaient comme du bois. Je ne les sentais plus. Toute la nuit dans le gel ou dans la neige ou sous la pluie, même si tu étais enrhumé ou si tu avais la grippe. Les gens se protègent au moins d’une tôle au –dessus de la tête, mais nous n’en avions pas. Ohhh Panagia ! J’étais constamment enrhumé, j’ai en permanence mal au dos, aux hanches, dans tout le corps. Mais j’étais jeune et j’endurais tout, toutes ces maladies et ces tentations.

Chapitre Sixième. Donne du sang et reçoit l’Esprit.
Nous connûmes bien des privations et d’afflictions corporelles. Prendre soin du corps, ça n’existait pas. Quand on se coupait, on lavait la coupure avec de l’eau ou on y saupoudrait de la terre. Jamais nous n’imaginions voir un quelconque désinfectant.
Qui donc entre nous vit jamais un médicament ? Si Geronda avait vu un médicament… Dieu nous en garde ! C’eût été tout comme s’il eût vu du poison. Quand on se blessait, il n’y avait ni bande ni désinfectant. Dans tous les cas, Geronda disait : «La mort». Tu dois toujours être prêt à mourir. Quand j’avais mal aux dents, ou mal au côté, quand je m’enrhumais et tombais malade, il disait : «Prépare-toi à mourir. Et meurs ! Meurs ! Meurs pour t’en aller auprès du Christ. Est-ce que ce n’est pas pour cela que tu es venu ici ? C’est comme deux et deux font quatre. On ne vient pas ici se pour se reposer», et encore «Nous sommes venus ici pour tout voir, bien en face». Il ne fallait pas parler du médecin, sinon, Geronda t’aurait tué. Il t’aurait cassé la figure!
Le médecin ?! Qui t’a parlé de ça ? Si tu veux un médecin, retourne dans le monde. Ici, il n’y a pas ce genre de chose. Tu es devenu moine et tu veux le médecin ?! Pour être moine tu dois signer en dessous du mot ‘mort’. Si tu es prêt à mourir, tu restes. Tu es prêt ?
Je suis prêt.
Alors ne me demande pas de médecin, ne me demande pas de soin, ne me demande rien. Deux fois deux font quatre. Soit tu meurs, soit tu pars.
Je disais alors «Mais où irais-je ? Où irais-je?». Et dans ce labeur intense, dans cette lutte ascétique se cachait un trésor de grâce.
Nous n’avions même pas d’eau pour nous laver les pieds. «Se laver les pieds ? Où cela est-il écrit?», disait Geronda. Si tu descends au bord de la mer, puises-en de l’eau pour te laver les pieds ; ici nous n’avons pas même suffisamment d’eau pour boire». Nous ne lavions pas les fourchettes et les cuillères. Après le repas, nous les essuyions avec une serviette dans laquelle nous les emballions ensuite. Mais dans la mesure où nous ne nettoyions pas ces serviettes, à la longue, elles devenaient dures comme le carton. Comment ? Gaspiller de l’eau pour cela ?! Si nous les avions lavées, on en aurait tiré de la soupe.
Geronda nous enseigna même la façon de laver les assiettes. Quand nous avions fini de manger, nous devions y verser de l’eau, et ensuite, boire celle-ci. Après, nous devions lécher l’assiette. Ainsi, quel qu’en ait été le contenu, poisson ou n’importe quoi d’autre, nous versions de l’eau et nous buvions. Que ne faisions-nous pas pour ne rien gaspiller. Geronda disait : «Comment ? Pourquoi donc quelqu’un devrait-il se fatiguer à aller chercher de l’eau pour les laver? Nous boirons l’eau». Et même les visiteurs qui venaient jusqu’à nous devaient procéder de la sorte. Un jour vint un banquier important. Nous avions mis «une nappe». Lorsque nous avons commencé à «laver» nos assiettes, Geronda dit «Allons Monsieur, faites comme nous», et il le fit.
ge-joseph-citerneParfois, l’eau venait même à manquer pour faire la cuisine. Nous avions la citerne, mais elle contenait assez bien d’impuretés. Souris et serpents y tombaient et l’eau sentait. Que pouvait-on faire d’une eau pareille ? On l’utilisait pour arroser nos deux orangers. C’est pour cela qu’assez souvent, Geronda me disait «Petit, apporte de l’eau». L’eau potable, j’allais la chercher auprès du Père Gérassimos Mikragianantis l’hymnographe. Il avait alors quarante-cinq ans. J’emmenais des conteneurs d’essence de l’armée. On pouvait y mettre beaucoup d’eau. Nous les appelions nos ‘bidons’. Je faisais le signe de croix, je hissais un bidon sur mon dos et je portais le second à la main. Mais porter à la main, c’était dur car la descente était raide. Si j’avais glissé, tout aurait valsé directement dans le précipice et je n’aurais pas échappé à la mort. Et si je ne me retrouvais pas réduit en bouillie, j’aurais certainement été estropié. C’est pourquoi à chaque fois j’étais envahi par la frousse et la terreur de trébucher. Mais les prières de Geronda n’ont pas permis que cela se produise et jamais je ne trébuchai.
Le Père Gerassimos me regardait et soupirait : «Mais où vas-tu aller avec de si lourds bidons?». Il m’accueillait affectueusement et me proposait à manger, mais je n’ai jamais rien accepté. Geronda m’avait dit «N’accepte jamais rien!» Ainsi, même si un ange était descendu du ciel, je n’aurais rien accepté de ce qu’il aurait voulu m’offrir. Quand Geronda disait ‘non’, c’était ‘non’. Point final. «Je viens chercher de l’eau, Père, car chez nous on n’en a même pas suffisamment pour cuisiner». Pour nous, l’eau, c’était de l’or. Pour la vaisselle, on en utilisait juste une larme. Pour les pieds, on descendait à la mer. Laver le linge ? Comme si c’eût été de la lingerie fine!
Des années pénibles, mais quelle ascèse! Malgré les difficultés et la sueur, la vie était fantastique. Et les nuits extraordinaires.

Un jour arriva chez nous un prêtre, venu de la plaine grecque, une connaissance de Geronda. Je ne sais plus comment cela se fit, mais il allait demeurer la nuit avec nous. Où allions-nous pouvoir le mettre ? C’est que nous n’avions pas du tout de place. Je libérai mon couchage, à son intention, et je passai la nuit dehors. Pendant la nuit, il s’éveilla et sortit pour satisfaire un besoin naturel. Dehors, il n’y avait pas une âme. Il prit peur. Je priais avec mon komboschini. Je lui dis :
Comment allez-vous, reposé?
Oh, mais comment peux-tu vivre ici ? J’ai si peur.
De quoi donc avez-vous peur ?
Ce désert, ce calme,…
Mais c’est une merveille, un délice.
C’est tout juste si mon cœur n’éclate pas. Mais qu’est-ce donc ?
Ne craignez rien, je reste ici, dans la cour, je veillerai sur vous. Dormez tranquillement.
Le matin, quand il se leva, il regarda la falaise surplombant ma cellule.
Comment peux-tu vivre là, juste sous la falaise ? Et si elle venait à tomber ? Tu n’as pas peur qu’elle t’écrase ?
Que dites-vous là ? Elle ne va pas s’écrouler !
Et si elle s’écroule tout de même?
Elle ne s’écroulera pas ! Et si Dieu veut qu’elle s’effondre, Dieu me protégera.
Et si elle s’effondre alors que tu te trouves juste en dessous ?
Alors, elle ne s’effondrera pas, Dieu la retiendra.
Nous parlions des langages différents. Nous ne nous comprenions pas l’un l’autre. Il mesurait tout à l’aune de la raison. Geronda nous avait enseigné de tout mesurer à celle de la foi.
Une autre fois vint un père, moine athonite du Monastère Saint Paul. Il s’appelait David. Il nous apporta  beaucoup de légumes verts et autres. Il avait une taille de géant. Il venait pour faire connaissance de Geronda Joseph. Geronda me dit de libérer ma place et de venir m’installer dans sa kaliva. A peine avait-il vu mon logement qu’il me dit avec stupéfaction : «Écoute, frère, comment peux-tu vivre ici?» «Mais qu’est-ce que cela a de spécial, Père David?» «Mais la vie est très sévère ici. Comment supportes-tu cela?» «Pour nous, ici c’est le paradis, notre joie est indescriptible. Je n’échangerais ceci contre rien au monde.» «Mais je refuse une chose pareille ; je retourne au monastère». Geronda lui donna une petite bouteille de vin et le renvoya. Un peu plus tard, je le vis à nouveau, à l’école ecclésiastique du Monastère de Dionysiou. Il vint vers moi et me dit : «Frère, comment vivez-vous, là-bas ? Vous n’êtes sûrement pas des moines comme nous ?» «C’est par la grâce de Dieu que nous tenons. Si elle ne nous fortifiait pas, nous ne pourrions vivre là».

Un jour, une de mes molaires commença à me faire souffrir. La douleur était insupportable. Je dis alors :
Geronda, puis-je aller la faire enlever ?
Non, tu dois supporter cela.
Que cela soit béni.
J’allai prier. La douleur dans mon cerveau était telle que je voulais sauter par la fenêtre.
Geronda, je deviens fou. Je vais sauter par la fenêtre, je n’en peux plus.
Rien du tout ! Tu dois patienter. Jusqu’à la mort.
Que cela soit béni. Patience.
Un instant plus tard, Geronda Arsenios, voyant mon martyre, voulut intercéder en ma faveur. Il alla auprès de Geronda et lui dit :
Geronda, toi, tu n’as jamais eu mal aux dents ; tu ne peux te représenter ce que c’est. C’est seulement quand on en fait l’expérience que l’on peut comprendre.
Et effectivement, Geronda n’était jamais malade. Il n’avait jamais eu un mal de dent. Il me parlait sans savoir. Il répondit à Geronda Arsenios :
A quoi ressemble ce mal ?
A quoi il ressemble ? Tu imagines ce que cela fait quand on te frappe sur le cerveau, sur la tête ? Moi je sais à quoi cela ressemble. Permets à ce petit gars d’aller la faire enlever.
Qu’il fasse preuve de patience !

Eglise de la skite Ste Anna
Eglise de la skite Ste Anna

Ohhh Panagia ! Comment ai-je pu supporter une douleur pareille ? Ma tête bourdonnait, mes nerfs étaient tendus à l’extrême, la douleur me tuait, tout simplement. Finalement, grâce à l’intervention de Geronda Arsenios, Geronda me dit : «C’est bon, va chez le Père Artemios ; qu’il te l’arrache avec des pinces». Geronda Artemios menait son ascèse à la Skite Sainte Anne, avec deux novices. Il n’avait pas étudié la médecine dans le monde, mais il officiait en tant que médecin à la Skite. Il était pour nous une bénédiction divine car là-haut sur le massif rocheux, il n’y avait nulle aide médicale.
Mais des pinces? Pour une molaire! Jusqu’alors, on ne m’avait jamais arraché de dent, et je ne savais pas comment cela se passait. Et je me mis en route, cancre sans cervelle, pour trouver Père Artemios. A cette époque, le Père Charalampos vivait déjà avec nous. Voyant tout cela, il dit : «Il est fichu le petit gars. Il ne reviendra pas vivant». Mais je m’en allai me faire arracher une dent au moyen de pinces. J’arrivai à la Skite Sainte Anne. Il y a là une grande église. J’entrai et priai : «Sainte Anne, je ne sais où je dois aller. Je te demande de m’aider afin qu’il ne m’arrive rien de mauvais. S’il te plaît, enlève ce mal de dent». Et Sainte Anne m’entendit. La douleur cessa. J’arrachai quelques herbes, je les mâchai, je mordis dedans. Je n’avais plus mal. Je fis donc demi-tour. Geronda me demanda : «Elle est déjà arrachée?» Je lui expliquai ce qui c’était passé. «Si c’est ainsi, c’est bien. Assieds-toi à ta place. Tu as eu de la chance». Effectivement, si j’étais allé auprès du père Artemios, comment aurait-il identifié la dent qui était douloureuse ? Il en aurait peut-être arraché une autre. Je racontai tout cela au Père Charalambos qui remarqua : «Si tu étais tombé entre ses mains, tu aurais perdu connaissance». Heureusement, Sainte Anne m’avait entendu ! (A suivre)

Traduit du russe.