Texte publié par le l’Archiprêtre Guennadi (Belovolov) le 28 juin 2017 sur sa page du réseau social «Live Journal», sous le titre «Bien», «Très Bien!», «vraiment ce qu’il a de mieux»(“Хорошо!”,”Очень хорошо!”,”самое лучшее!…).L’auteur a déjà été présenté à plusieurs reprises sur ce blog

«Bien», «Très Bien!», «Vraiment ce qu’il y a de mieux!» , me dit la Bienheureuse Lioubouchka, voici 25 ans.
«Aux jours de doute, aux jours d’incertitude»1 sur mon chemin de prêtre, aux jours où le cœur est lourd d’afflictions, quand les proches trahissent et l’entourage se fait mauvais, je me souviens des mots simples que me dit la Bienheureuse Lioubouchka de Sousanino voici environ vingt cinq ans, en juin 1992. Ces paroles ont chamboulé ma vie et sont devenues mon «espoir et mon soutien». C’est pourquoi ce jubilé, 25 ans depuis ma première rencontre avec la Bienheureuse Lioubouchka, m’est cher et je souhaite en faire part.

Père Guennadi

Le souhait de devenir prêtre apparut en moi dès ma jeunesse, lorsque j’entrai à l’Institut de la Culture de Moscou, et ayant terminé la première année de cours, j’en fus exclu pour convictions religieuses. Je suis alors allé frapper à la porte du Séminaire de théologie de Moscou, mais j’appris que pour y être admis, il fallait une série de documents, dont la recommandation d’un prêtre ou d’un évêque. A l’époque, je ne connaissais pas de prêtre, et je commençai dès lors les cours de la Faculté de Philologie de l’Université d’État du Kouban, mais l’idée de la prêtrise ne me quittait pas. Tout en étant étudiant à la Faculté de Philologie, je fis un nouvel essai, cette fois au Séminaire de Saint-Pétersbourg. Là, je rencontrai l’archiprêtre inspecteur Georges Telpis qui, m’ayant attiré dans un coin tranquille sous une cage d’escaliers, m’avoua ouvertement que je n’avais aucune chance d’être admis car j’étudiais alors dans une université d’État, qu’il existait une règle non-dite de n’accepter au Séminaire aucun étudiant de ces établissements. C’était à la fin des années 1970’, début des années 1980’, l’époque de la «stagnation». J’eus l’impression de devoir faire une croix sur mon rêve. Je terminai la Faculté de Philologie et accomplis les trois ans de stage au FSIN2 (A cette époque, les détenus devaient obligatoirement réussir le niveau de l’enseignement secondaire). Ensuite je décrochais un emploi de collaborateur scientifique au Musée F.M. Dostoïevski à Pétersbourg, je m’inscris comme doctorant et commençai la rédaction de ma thèse. L’idée de la prêtrise se déplaça sur un plan différent, sans disparaître complètement.
A Pétersbourg, dans le milieu ecclésiastique, il m’arrivait régulièrement d’entendre prononcer le nom de la Bienheureuse Lioubouchka, qui vivait du Programme de Sécurité de la Vieillesse de Susanino, à une soixantaine de kilomètres de Piter. On racontait des histoires formidables à propos de l’aide qu’elle fournissait, de la puissance de ses prières. On disait même que le gardien du Saint Sépulcre était venu la voir de Jérusalem. Ultérieurement, cela s’avéra exact. Je commençai à ressentir le souhait ardent de voir cette juste de notre époque, mais il n’y avait pas de vraie raison d’effectuer le voyage.
En 1992, mon épouse eut un questionnement qu’elle voulut résoudre en le présentant à Lioubouchka. Bien que n’ayant pas de question particulière, je décidai, par curiosité spirituelle, d’aller aussi à Susanino. Une connaissance qui était allée plus d’une fois rendre visite à Lioubouchka nous expliqua comment y aller et où nous pourrions la trouver.
Pour rejoindre Sousanino, il fallait prendre le train omnibus en direction de Gatchina jusqu’à la gare qui portait ce nom. On nous avait renseigné la rue et une maison non loin de l’église de Kazan. Notre connaissance nous avait conseillé d’arriver tôt car au cours de la journée, il pouvait y avoir beaucoup de monde, et il nous faudrait attendre. Nous partîmes tôt et vers 8h du matin déjà, nous étions à Sousanino. Nous trouvâmes rapidement la maison. La maîtresse de celle-ci, Loukia Ivanovna, nous accueillit comme de vieux amis. Elle raconta, sans le moindre formalisme, que ce jour-là, nous étions arrivés les premiers, que Lioubouchka était pour l’instant en prière, et que nous devions attendre qu’elle ait terminé. Elle nous introduisit dans une grand pièce dotée d’un poêle3 et nous laissa seuls. Je ne savais où se trouvait Lioubouchka, mais au-delà du mur de cloison, j’entendis un léger bruit. L’embrasure qui ouvrait sur la pièce voisine était fermée par une tenture, qui n’était pas complètement tirée jusqu’à clore l’espace ouvert ; je m’avançai et aperçus que c’était justement là que se trouvait Lioubouchka.
Elle était en prière devant le coin des icônes. Inclinant la tête, elle regardait avec attention la paume de sa main gauche à demi repliée, et passait l’index de sa main droite le long des doigt de la gauche, comme si elle suivait les lignes d’un livre. On aurait dit qu’elle priait avec un livre de prières, mais il n’y avait rien dans sa main. Sa paume était vide. Et son mouvement du doigt était lent, attentif, concentré, comme la lecture d’un texte invisible. Elle s’interrompait périodiquement, levait la tête vers les icônes, murmurait alors quelque chose, ensuite les doigts de la main droite frappaient soudainement sa paume gauche qui représentait le livre, comme si quelque chose était envoyé en-haut. Elle regardait ensuite en direction du mouvement qu’avait effectué sa main droite, comme si elle l’accompagnait du regard. Après, elle refermait à demi sa main vide et en poursuivait la lecture, comme s’il s’était agi d’un livre. Devant elle était posé un livre de prières, elle ne le prit à aucun moment en mains. Tout cela se prolongea pendant quinze ou vingt minutes. Je me sentais un peu mal à l’aise d’être le témoin involontaire des prières de la Bienheureuse, mais d’un autre côté, plus profondément, je ressentais le sentiment que c’était la Divine Providence qui me permettait d’être le témoin direct de la vie cachée de cette héroïne de l’ascèse. Peut-être était-ce pour cela que je ne voulais pas cesser mon observation.
Après avoir longuement prié, Lioubouchka cessa. Elle promena son regard. A cet instant, il me sembla qu’elle me remarqua. Mais ce regard était dirigé vers le sol autour d’elle. Ensuite, comme si elle avait vu quelque chose, elle tapa du pied soudainement sur le sol, comme si elle écrasait un cafard, alors qu’il n’y a avait rien sur le sol. (Plus tard, on m’expliqua que c’était ainsi que la Bienheureuse combattait les démons). Elle reprit sa prière, ne m’accordant pas la moindre attention. Selon moi, sa prière se prolongea encore une demi-heure environ. Combien de temps en tout elle pria, je n’aurais pu le dire, car elle avait déjà commencé lorsque nous sommes arrivés.
Alors elle se détourna du coin des icônes et je ne vis plus ce qu’elle faisait. Au bout de quelques minutes, elle vint nous retrouver dans la grande pièce et nous observa avec attention, gardant le silence. Loukia Ivanovna entra alors et dit : «Hâtez-vous de parler, car d’autres gens sont arrivés». Mon épouse reçut rapidement la réponse à sa question. Lioubouchka s’avança vers moi et me regarda d’un air interrogateur, comme si elle attendait une question. Je pensai alors que je ne pouvais me permettre de perdre cette occasion et que je devais lui demander quelque chose, car ces circonstances ne se reproduiraient plus. Je n’avais préparé aucune question dans ma tête, mais de quelque part aux tréfonds de mon cœur surgit un ancien souhait, servir en tant que prêtre, et après avoir respiré profondément je lâchai à toute vitesse, craignant qu’elle ne parte : «Lioubouchka, dois-je devenir prêtre ou pas?» Elle baissa la tête, comme pour réfléchir, l’inclina ensuite du côté du poêle situé à droite. Ensuite, elle se redressa, me regarda et prononça avec douceur un seul mot: «Bien». Ma poitrine fut envahie de chaleur. Je savais que Lioubouchka parlait avec parcimonie et répondait très brièvement. Je décidai qu’ayant reçu sa réponse, je voulais remercier Lioubouchka, mais alors, elle inclina de nouveau la tête, cette fois du côté du poêle se trouvant à gauche, comme si elle écoutait quelque chose. Je ressentis de l’agitation, comme si elle allait changer ce qu’elle venait de dire. Mais très vite, elle redressa la tête, me regarda et dit avec plus de force «Très bien». Je me réjouis et m’inquiétai tout à la fois, car sa parole sonnait pour moi de façon très concrète. La questionnant au sujet de la prêtrise, j’imaginais quelque chose d’indistinct, dans une lointaine perspective, comme on dit, de ‘façon générale’, mais je sentis dans les mots de la Bienheureuse quelque chose de concret et de proche. En tous cas, je pensais que dès lors, tout était dit, et qu’il était temps de partir, mais Lioubouchka restait devant moi, immobile. Je n’osais être le premier à bouger. Alors, elle inclina de nouveau la tête vers le poêle à droite, elle la posa quasiment contre. Il se fit une sorte de calme particulier dans lequel je ressentais que maintenant, Lioubouchka allait me dire quelque chose d’important et d’essentiel. Je ne puis dire combien de temps cette pause se prolongea, mais il vint un moment où Lioubouchka s’anima à nouveau, me fixa droit dans les yeux et me dit, en parlant très haut : «Le mieux». Après, elle dit encore quelque chose de façon douce et indistincte. On m’avait dit que souvent, elle parlait de façon incompréhensible et qu’on n’y comprenait rien. Certains repartaient sans avoir rien compris. Lioubouchka fit demi-tour et se dirigea vers la porte, où l’attendaient d’autres visiteurs. Je parvins à peine à la remercier et à prendre congé. Puis, je restai planté là sans comprendre ce qui venait de se passer.
Sur le chemin du retour, dans l’omnibus, je me remémorais les paroles de Lioubouchka et réfléchis à leur signification. Quel était leur sens? Comment fallait-il les comprendre? Que devais-je faire maintenant? J’avais l’impression qu’une question essentielle de mon existence était résolue. Il me semblait que, selon les paroles du Sauveur : «Un autre te ceindra, et te mènera où tu ne voudras pas» (Je.21,18), comme l’Apôtre Pierre (est-ce qu’il ne manque pas qq ch?). Je frissonnais et pris peur, car je ne me sentais pas du tout préparé à ce dont il était question.
Nous allâmes voir notre Père spirituel et je lui racontai la rencontre avec la Bienheureuse, et lui rapportai ses paroles, dont il découlait évidemment, que je devais devenir prêtre, c’était ce qu’il y avait de «mieux». Batiouchka décida qu’une question de pareille importance devait être transmise au starets Johann Krestiankine, et même consulter le Métropolite Ioann. Je ne vais pas m’étendre sur les détails de cette histoire déjà lointaine. Il me suffit de dire qu’à peine quatre mois s’écoulèrent avant que le 18 octobre 1992 je fus ordonné diacre par le Métropolite Ioann, et le 22 novembre de cette année, je devins prêtre.
Aujourd’hui, le souvenir de cette histoire suscite mon étonnement devant le miracle de la Divine Providence, devant la force et la clairvoyance de la Bienheureuse Lioubouchka. Car je n’avais pas étudié au Séminaire, je n’avais pas de formation spirituelle, mais seulement universitaire. Je réussis seulement grâce à la pratique dans une paroisse rurale éloignée. Et le Métropolite Ioann m’ordonna. Pour moi, tout cela est un miracle de la Providence Divine.
Les trois paroles de Lioubouchka correspondaient aux trois étapes de l’ordination : lecteur, diacre et prêtre. Essentiellement, elle ne dit qu’un seul mot, le transformant en ses niveaux successifs. J’en vins même à penser que cette forme d’expression «grammaticale» m’était adressée suite à ma formation de philologue. En outre, la triple répétition était la confirmation de la vérité de ses paroles et les derniers mots excluaient toute possibilité d’une quelconque variante. Aujourd’hui, les paroles de Lioubouchka sont pour moi la bénédiction de ma prêtrise et je la considère comme mon intercesseur particulier. Plus tard, alors que j’étais prêtre, j’allai la voir au Monastère de la Mère de Dieu de Kazan, à Vychny Volotchiok, où elle s’était installée six mois avant son décès. Je me suis rendu plus d’une fois à Sousanino, dans la maison où j’avais reçu ma première bénédiction pour la prêtrise. Je fis plus proche connaissance avec Loukia Ivanovna, l’aide de cellule de la Bienheureuse Lioubouchka, et elle me fit don d’un cadeau d’une valeur inestimable : une icône peinte en prière par la Staritsa Lioubouchka de la Très Sainte Mère de Dieu Chestokovskaia. Loukia Ivanovna fit don d’une autre icône, de Saint Nicolas, au Monastère Saint Cyrille du Lac blanc.
Vingt cinq ans se sont écoulés depuis ce jour. Je prie toujours la Bienheureuse Lioubouchka et ses paroles continuent à me donner de la force.

Bienheureuse Lioubouchka, Prie Dieu pour nous et pour Batiouchka Guennadi!

Traduit du russe
Source.

  1. Ivan Tourgueniev, 1882
  2. Service Pénitentiaire Fédéral.