Il ne semble pas que jusqu’à présent, les huit Lettres d’Occident, écrites par le Saint Hiéromartyr Hilarion (Troïtski) aient été traduites en français. Ces huit lettres, éditées pour la première fois en 1915, sont incluses dans les Œuvres en trois volumes du Saint Hiéromartyr, au tome 3, pp 396 à 458. (Священномученик Иларион (Троицкий). Творения в 3 томах. -épuisé-), Moscou, 2004, Éditions du Monastère de la Sainte Rencontre. Le texte de ces huit lettres fut également publié sur le site Pravoslavie.ru, entre le 16 et le 22 mai 2006. Ces écrits, qui ne relèvent pas d’une démarche académique, plongent le lecteur avec animation et profondeur dans l’atmosphère spirituelle, philosophique, culturelle et sociopolitique du début du XXe siècle; c’est en 1912 que l’Archimandrite Hilarion (Troïtski) effectua un périple dans les grandes villes d’Europe. La troisième lettre présente le contraste, irréductible, semble-t-il, entre l’église en Occident et l’église en Russie Orthodoxe. Voici la suite de la troisième lettre. Le début et les précédentes lettres se trouvent ici.

Il est une expérience, mon Ami, que je puis te recommander. Observe avec la plus grande attention et le plus longtemps possible le dessin de l’intérieur de la cathédrale de Cologne. Même de cette représentation, il émane une sorte d’esprit de rêverie. N’est-ce pas? Et dans la cathédrale elle-même, il suffit que vous vous asseyez sur un banc près d’une colonne, et la rêverie tombe sur vous. Et j’imagine ce qui se passe quand on demeure assis dans la semi-pénombre de la cathédrale! Le son des orgues se précipitent pour se noyer dans l’obscurité sous les voûtes et l’écho est renvoyé par les coins les plus éloignés de l’église, derrière les rangées de colonnes fantasques… Angoisse et rêverie, voilà, ce me semble, ce qui doit remplir l’âme de celui qui prie dans une église gothique! Souviens-toi, comment Victor Hugo décrit Notre Dame de Paris! Là aussi abondent précisément angoisse et rêverie, et parfois même l’effroi.La crainte servile et la sentimentale rêverie, voilà ce qui se matérialise dans la cathédrale gothique de Cologne, et ce sont exactement ces traits qui caractérisent le sentiment religieux occidental, la mystique religieuse occidentale. Ces derniers temps, nous nous sommes souvenus, plus souvent qu’il ne le fallait, de François d’Assise. Personnellement, je ne supporte pas le sentimentalisme de ce mystique occidental avec ses «sœurs les hirondelles» et autres. Nos saints furent libres de tout mysticisme douloureux et de sentimentalité doucereuse. Prends Saint Serge. Comme sa sainte âme se distingue de l’enthousiasme sentimentaliste de l’âme de François!

M. Lodyjenski

Merci à Mitrophane Vassilievitch Lodyjenski pour avoir, dans sa trilogie mystique, montré la supériorité de l’âme de Saint Seraphim sur l’âme de François («La Lumière invisible»). Chez nos saints, il n’y a pas l’ombre d’une rêverie, sans parler de «religieuse angoisse». De manière générale, la psychologie orthodoxe russe se distingue essentiellement en ce point de la psychologie occidentale, hérétique. L’idéalisme et le réalisme, le positivisme et le mysticisme se combinent dans l’âme russe. Le Français Leroy-Beaulieu (L’Empire des Tsars et les Russes. T.III) remarque que cela constitue une propriété de l’âme russe. Ce n’est pas un hasard s’il arrive que le monastères russe s’avèrent être d’excellents gestionnaires, en toute simplicité de cœur, sans ressentir aucune collision ni aucun doute.
Mais peut-être, cher Ami, penseras-tu : «Qu’y a-t-il de mal à ce que le style gothique produise une angoisse religieuse?» Je pense que l’angoisse religieuse ne doit jamais constituer le but d’une église chrétienne. Car l’église, c’est tout de même le lieu de l’assemblée liturgique de l’Église, c’est là que se réalise «le mystère de l’assemblée ou de la communion», comme le dit l’auteur de «De la Hiérarchie de l’Église». Toute communion expulse évidemment de l’âme n’importe quelle «angoisse». Il n’est absolument aucun sentimentalisme dans la liturgie de l’Église, ni dans les chants de l’Église, ni dans le saint octoèque. Mais quelle part ce désagréable sentimentalisme ne prend-il pas dans les différentes assemblées des sectes! Les écouter provoque des haut-le-cœurs!

Cathédrale Saint Isaac à Saint Pétersbourg

Je vais te le dire ouvertement, Ami, je n’aime pas les énormes églises, comme par exemple la Cathédrale Saint Isaac ou l’église du Christ Sauveur, où des milliers s’assemblent, et où dès lors il n’y a pas de paroisse, et le mystère de l’assemblée ne se produit pas. Il est dogmatiquement ridicule de transformer un office divin en une sorte de spectacle au cours duquel les fidèles ne font qu’observer ce qui se passe, et demeurent étrangers les uns aux autres. C’est une toute autre histoire, quand se rassemblent ceux qui se connaissent, quand célèbre notre batiouchka. Et on vit tout particulièrement ce mystère de l’assemblée dans les monastères peu peuplés, par exemple, au Désert du Paraclet, où lors des offices, chacun occupe sa place au sein d’une assemblée familière. Dans ces églises de monastère s’accomplit de façon perceptible le mystère de l’assemblée, mais, à Saint Isaac, on ne sens pas du tout ce mystère, qu’il s’accomplisse ou non. Mais, de nouveau, nous avons commencé à construire d’énormes églises pour imiter les hérétiques occidentaux, alors qu’auparavant, à Moscou, par exemple, on préférait ériger «quarante quarantaines» d’églises, mais pas des énormes temples.
Voilà donc, mon Ami, de quoi parle la cathédrale de Cologne, lorsqu’on l’observe avec attention. Elle raconte la rationalisation du christianisme occidental, elle raconte le douloureux sentimentalisme de la mystique de l’Occident. Le rationalisme ne tolère absolument pas la beauté des églises;il souhaite que celles-ci soient sèches et sans vie, telles des schémas logiques, et que le sentiment d’accablement et d’écrasement se transforme en sentimentalisme languissant. Catholicisme et protestantisme son égaux en matière de rationalisme. Et il est selon moi un fait remarquable : l’architecture de leurs églises est la même, et l’intérieur des églises des uns et des autres est mêmement dépourvu de couleur, malgré que les catholiques admettent le Septième Concile Œcuménique, qui a bénit pour les siècles la splendeur dans les églises.
Le rationalisme mine la racine du nerf fondamental du christianisme : l’idéal de déification de la nature humaine, affermie par l’incarnation du Fils de Dieu. L’Église Orthodoxe vit de cet idéal, dont parle la beauté de nos églises. En fait, selon la pensée des pères du Septième Concile Œcuménique, «la peinture iconique de l’image» nous sert «à affermir l’incarnation véritable, et non l’incarnation en images, du Verbe de Dieu». Les protestants ont rejeté le dogme de la vénération des icônes, et maintenant, ils ne sont plus du tout convaincus de l’incarnation véritable du Verbe de Dieu. En quoi les protestants ont-ils transformé le christianisme lui-même? Ils l’ont transformé en une sorte de système doctrinal que chacun, en outre, peut composer lui-même. Le protestantisme, c’est le christianisme sans le Christ, le Fils de Dieu, c’est la religion de Jésus de Nazareth. Quant aux catholiques, ils ont transformé le christianisme en une monnaie d’échange avec Dieu:les bons catholiques accomplissent des «bonnes actions» et présentent au Seigneur Dieu un compte détaillé en paiement de leur «récompense». Comme dans la vie terrestre, le titre exécutoire d’une peine peut être transféré à quelqu’un d’autre, selon la foi catholique, il en va de même en matière de salut:il est possible d’acquérir le titre exécutoire de quelqu’un d’autre, et le Seigneur Dieu est obligé de payer intégralement la «récompense» due. Le Verbe de Dieu véritablement incarné ne trouve ici aucune place. Quelle chose étrange!… J’ai vu de très nombreuses églises catholiques et protestantes, et involontairement j’ai pensé : «Ainsi, vous, messieurs les hérétiques, vous avez embelli vos églises au moyen d’astuces architecturales variées, et vos sanctuaires, parfois, sont pareils à la vitrine des magasins de meubles, mais dites-moi franchement, notre iconographie n’est-elle pas supérieure?». Je pense, mon cher Ami, que l’aspect intérieur des églises en Occident n’est pas un simple hasard du goût. Non, il est fondé sur la perversion par l’Occident du christianisme lui-même, par l’obscurcissement, et même le rejet de l’authentique idéal chrétien. Si le christianisme est une système scolastique, alors, pour les assemblées de chrétiens, un auditorium plus ou moins confortable est nécessaire, et non une église. Toutes les «Kirche» protestante, et particulièrement, celles des réformateurs, ressemblent à des auditoires : des bancs et une chaire, voilà toute la décoration intérieure. Tu sais, mon Ami, il est arrivé que des églises occidentales me plongent tout simplement dans l’effroi;j’avais l’âme toute retournée en voyant ces fruits de l’indigence religieuse, de la misère religieuses.

Saint Hilarion Troïtski

Je vais te narrer une de ces expériences. Elle se produisit à Dresde, un dimanche. J’entendis sonner à travers toute la ville, comme dans n’importe quelle ville de chez nous. Bien que le son soit plutôt triste, plaintif, comme fêlé, pas comme notre son solennel, grandiose, qui soulève l’âme. Malgré tout, c’était agréable, le hérétique aussi vénèrent, dit-on, le Seigneur! Je suis allé à la liturgie tardive dans une église orthodoxe. C’était particulièrement agréable d’entendre l’office orthodoxe «en terre étrangère». Après la liturgie, je me suis rendu au centre de la ville en tramway. Quasiment tout le wagon était empli de fidèles sortis de l’église orthodoxe. J’entendis parler russe. Un prêtre était assis, vêtu de sa tunique et portant sa croix pectorale. (Quant à moi, j’avais revêtu des vêtements inconvenants, un costume civil!) C’était agréable. J’allai jusqu’au Vieux Marché. Tout près de là se trouve une grande Kirche protestante. Une Kirche pour femmes, disait-on. Mais je ne m’en souviens plus précisément. J’entrai. Un escalier menait vers le haut. Je l’empruntai. De quoi s’agissait-il? Cela ressemblait tout à fait, par exemple au grand théâtre de Moscou, quand on monte à la galerie. J’arrivai à l’étage. Une porte. De nouveau monter un étage. De nouveau une porte. Je ne m’étais pas décidé à entrer, j’étais déjà haut, au deuxième étage, aurait-on dit. Finalement, j’ouvris la porte. Qu’advint-il? Je me retrouvai au deuxième balcon. C’était une immense église construite exactement sur le même modèle que les théâtres. En bas, un parterre, avec plusieurs rangs de balcons sur les côtés. De-ci, de-là, des visiteurs sont assis, de façon très dispersée. A côté d’un des balcons latéraux se trouvait une haute chaire, et dans celle-ci, le pasteur-prédicateur récitait son prêche. On aurait dit une conférence dans un auditoire public bien équipé. Je me souviens bien comment je fus rempli de pitié envers les malheureux hérétiques qui avaient ravagé de la sorte, et décoloré le christianisme, le rendant mortellement ennuyeux! Aucune sainte image ne décorait l’église : il y avait juste les balcons, les fauteuils et la chaire, voilà tout, rien d’autre. O, comme je ressentis en ces instants l’incomparable supériorité de la sainte Orthodoxie. Oui, en Occident, on considère les églises sinon comme des théâtres, du moins comme des salles de concert. On entre dans l’église et on voit qu’au parterre sont suspendues des affiches. Qu’est-ce? Il s’avère que dans les églises, certains jours, après l’office, on donne des concerts. Un soi-disant organiste, venu d’on ne sait où. Tout est annoncé. Assister à un concert coûte un mark ou un franc, à douze concert, dix marks ou dix francs.

Saint Hilarion

Je me souviens très bien de l’un de ces concert, que j’entendis dans une jolie ville suisse d’Interlaken, au pied de la Jungfrau. On avait annoncé qu’un organiste londonien donnerait un concert sur les grandes orgues actionnées par un moteur électrique. Après l’office du soir, quand furent sortis ceux qui ne disposaient pas de billet, des employés se faufilèrent entre les bancs et placèrent ceux-ci dos à l’autel. Exactement comme dans certains tramway de Moscou, quand on est au terminus et qu’il faut repartir en sens inverse. Ceux qui restèrent pour écouter le concert étaient tournés vers les orgues, dos à l’autel. Ma stupéfaction crût encore quand j’achetai le programme et lus la liste des morceaux profanes. Lors de chaque concert, par exemple, le programme reprenait une pièce intitulée «la Tempête», de je ne sais quel compositeur, morceau absolument grandiose, et même tout à fait fascinant grâce aux grandes orgues. Je pense que cette pièce t’aurai beaucoup plu, à Toi, mon Ami, mille fois plus connaisseur que moi en musique. J’aurais aimé l’écouter avec Toi, faire ensemble l’expérience de cette puissante mer de sons que l’on ressent alors, tantôt puissante et terrible, pareille aux vagues d’une féroce tempête en mer, tantôt grondement paisible, comme le bruit d’une mer lointaine, quand les nuages noirs se sont retirés, laissant apparaître le soleil, sans que la mer veuille s’apaiser. Seulement, écouter cela dans une église… Il faut au préalable oublier que tu te trouves dans une église. En Occident, c’est chose aisée. Dans toutes les églises d’Occident, à commencer par la cathédrale de Cologne, il est facile d’oublier qu’on se trouve dans une église, précisément parce que dans celles-ci, comme je l’écrivais au début de ma lettre, il manque Dieu, il manque la sainteté. Dans nos églises orthodoxes, on n’oublie pas Dieu. Essaie de te tourner face vers l’Ouest chez nous, dans la Cathédrale de la Trinité, ou dans l’église de l’Académie, et au lieu de l’iconostase, tu verras le tableau effroyable du Jugement Dernier. A la vue de pareil tableau, tu ne te mettras pas à rêver à une «tempête» musicale. Tu penseras plutôt à la manière de calmer au plus vite les passions dans ton âme et à chasser les lourds nuages noirs du péché. (A suivre)
Traduit du russe.