C’est par le texte ci-dessous que se termine notre traduction des «huit Lettres d’Occident», écrites par le Saint Hiéromartyr Hilarion (Troïtski). Ces huit lettres, éditées pour la première fois en 1915, sont incluses dans les Œuvres en trois volumes du Saint Hiéromartyr, au tome 3, pp 396 à 458. (Священномученик Иларион (Троицкий). Творения в 3 томах. -épuisé-), Moscou, 2004, Éditions du Monastère de la Sainte Rencontre. Le texte de ces huit lettres fut également publié sur le site Pravoslavie.ru, entre le 16 et le 22 mai 2006. Ces écrits, qui ne relèvent pas d’une démarche académique, plongent le lecteur avec animation et profondeur dans l’atmosphère spirituelle, philosophique, culturelle et sociopolitique du début du XXe siècle; c’est en 1912 que l’Archimandrite Hilarion (Troïtski) effectua un périple dans les grandes villes d’Europe. Voici la fin de la huitième lettre, relative à la Madone de la Chapelle Sixtine. Le début de celle-ci et les précédentes lettres se trouvent ici.

Quand je me rappelle la Madone de la Chapelle Sixtine, les paroles de l’acathiste à la Très Sainte Mère de Dieu me viennent à l’esprit : «Réjouis-toi en qui les contraires sont conduits vers l’Unité,
Réjouis-toi en qui se joignent la virginité et la maternité». Selon notre acception des choses, virginité et maternité sont incompatibles, mais en la Très Sainte Mère de Dieu, les règles de notre nature humaine pécheresse sont vaincues : Sa maternité est virginale. Elle est Mère et Vierge. Dans cette union des contraires,ou pour l’exprimer de façon plus élaborée, dans ce dépassement de l’antinomie, réside le mystère de la Très Sainte Mère de Dieu, ce mystère qui nous est nécessaire et que nous chérissons. Le nom de «mère» est cher à l’homme, et l’humanité a besoin de la «Vierge». Voilà pourquoi Elle nous est infiniment chère, Marie, Vierge et Mère.Mère… Je ne connais pas d’autre mot dans le dictionnaire, qui ébranle aussi puissamment l’homme, qui touche de la même façon les couches les plus profondes de notre être. De nos jours, V.V. Rosanov parvient (parfois!) à parler mieux que quiconque de la mère : «Qu’est-ce que ce ‘chant angélique’ ‘qu’entendit, et ensuite oublia presque, mais pas complètement’ l’homme avant sa naissance?! C’est, évidemment, seulement l’humeur de sa mère, qui se transmet si particulièrement au petit enfant! Le petit être, dans sa petite tombe, voit l’âme de sa mère sous un angle qui n’est dévoilé à personne d’autre, qu’elle ne connaît d’ailleurs pas elle-même. Tout ce que nous appelons les ‘choses innées’, les pressentiments,- Dieu, le monde d’outre tombe, le jugement dernier, le péché, la justice, les idéaux de patience et d’ascèse héroïque – tout ce qui est ‘inné’, ce sont tout simplement les expériences de la mère, ses pensées et ses chants, ses chansons et ses prières, qui se reflètent dans le fruit de son sein, s’immiscent en lui, le chérissent et le réchauffent». Quelles merveilleuses paroles!
Tu as bien sûr remarqué, mon Ami, comment l’homme est si particulièrement lié à sa mère. Ce lien repose indubitablement dans les profondeurs mystiques de notre être. Le père, ce n’est pas la mère. Tu as un père et une mère. Duquel es-tu le plus proche, lequel t’es le plus cher? Ta mère, n’est-ce pas? Tu sais, mon cher, que j’ai perdu ma mère voici déjà plus de vingt ans. A cette époque, j’ai senti que j’étais orphelin, de façon concrète, comme on dit, au sens des choses de la vie quotidienne, mais maintenant, je ressens cela avec douleur, de façon mystique. Je voudrais tellement voir et aimer ma mère qui m’a enfanté! La mère est en effet liée à notre venue au monde. As-tu déjà vu, mon Ami, une mère qui a perdu son petit enfant? Tu ressens immédiatement le bouleversement de l’être maternel tout entier, jusqu’en ses profondeurs, tu vois comment l’épée perce le cœur maternel et comment se déchire le sein maternel. Quelque chose se brise dans les profondeurs mystiques…
La Très Sainte Mère de Dieu est notre Mère commune, car Elle enfanta le «nouvel Adam» et c’est d’Elle qu’est issue la «nouvelle humanité». La nature humaine est en effet maintenant autre que celle de l’Ancien Testament. Nous avons maintenant une «intervention divine» dans notre nature. L’humanité a cherché Dieu pendant des millénaires, afin de s’unir à Lui et, ce faisant, de renaître. Marie est le fruit le plus pur de notre nature; Elle est «choisie entre toutes les lignées», tel un sommet de l’humanité, s’élevant jusqu’au Roi des Cieux. A travers Elle, le genre humain s’est apparenté à Dieu. Si le Christ vit en nous, alors, en nous vit Sa Mère. Mais cette Mère devait demeurer Vierge. Quand notre théologie affirme la virginité de la Très Sainte Mère de Dieu, elle évoque seulement ce qui nous est nécessaire. La corruption de notre nature touche concerne notre naissance elle-même. «Je multiplierai tes souffrances, et spécialement celles de ta grossesse ; tu enfanteras des fils dans la douleur; ton désir se portera vers ton mari, et il dominera sur toi» (Gen.3,16). C’est l’antique Eve, la progénitrice de la vieille humanité, qui entendit cela de la bouche de Dieu. «Voici que je suis né dans l’iniquité et ma mère m’a conçu dans le péché» (Ps. 50). La corruption de notre nature touche sa racine même, l’enfantement. Le désir de la femme la porte vers son mari, celui-ci domine son épouse, et la mise au monde a lieu dans la douleur ; voici les signes de la corruption de notre nature.
Elle n’avait rien oublié du céleste,
Et connaissait tout du terrestre
Et la poussière de la terre la couvrit.
On pourrait dire cela de la mère. Le rétablissement de notre nature – et c’est en cela que consiste notre salut – devait commencer par le dépassement des loi naturelles de l’enfantement. Dieu envoya Son Fils… né d’une Femme (Galates 4,4), né sans que Celle-ci porta Son désir vers son mari, sans qu’Elle fût dominée par un homme, et enfantant sans douleur. La Vierge enfanta et Vierge, Elle demeura,

«Аз есмь с вами, и никтоже на вы»

… l’éternel féminin maintenant
Dans un corps incorruptible évolue sur terre
En vérité et sans doute aucun, c’est cela
Qu’attendait et implorait notre nature,
parce que «la création attend avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. Car la création a été soumise à la vanité, -non de son gré, mais à cause de celui qui l’y a soumise, avec l’espérance…qu’elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Or, nous savons que, jusqu’à ce jour, la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement.…Et ce n’est pas elle seulement; mais nous aussi, qui avons les prémices de l’Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en attendant l’adoption, la rédemption de notre corps». (Rom 19-23)
Ainsi, la virginité de Marie est nécessaire pour notre salut. La dignité divine du Sauveur est nécessaire pour le salut et le renouvellement authentiques de la création. Et ce renouveau commença lorsque la Mère demeura Vierge. La divinité du Christ et la virginité de Marie sont indissolublement liées. Sans elles, il n’y a pas de salut, et donc, aucun sens à la vie. Les hérétiques protestants occidentaux ont attaqué la vérité de la virginité de Marie de façon incomparablement plus violente que les antiques antidikomarianites ; ils l’ont attaquée avec des armes scientifiques sophistiquées. Je possède tout un rayon de bibliothèque rempli de leurs livres blasphématoires contre la Très Sainte Mère de Dieu. C’est compris ! Les luthériens ont besoin d’un maître semblable à leurs ennuyeux pasteurs. Quant à la mère de notre maître, nous, il nous importe de savoir qui elle fut! La virginité de la Très Sainte Mère de Dieu est nécessaire à quiconque vit l’idée de la déification.
Cette idée, l’Occident y a renoncé. Les protestants et nos malheureux sectaires chantent seulement Jésus. La Vierge Marie, ils l’ont oubliée. L’Orthodoxie est porteuse de l’idéal de la déification. Pense seulement à la façon dont est glorifiée la Toute Sainte Vierge! En effet, pas moins de la moitié des hymnes de nos livres liturgiques sont consacrées à la Très Sainte Mère de Dieu. Ouvre l’Octoèque, les Ménées, partout on y rencontre des canons entiers consacrés à la Très Sainte Mère de Dieu, partout on y trouve des stichères à propos de la Mère de Dieu. Et combien avons-nous de fêtes en l’honneur de la Sainte Mère de Dieu! Et combien d’églises! Et combien d’icônes miraculeuses! Il est vrai que nos livres liturgiques furent composés dans les monastères, par des moines, et non par des laïcs. Et nos moines vénèrent tout particulièrement la Très Sainte Mère et toujours Vierge. Et vois le Mont Athos, où les femmes ne mettent pas le pied, où vivent uniquement des moines! Cette terre est un apanage terrestre de la Mère de Dieu. Celle-ci est apparue à Saint Serge et l’a prévenu de l’augmentation du nombre de moines de son monastère. Cela signifie que cette augmentation était souhaitée par la Mère toute Pure. Elle-même est la protectrice du monachisme. Le monachisme est la confession la plus retentissante de la vérité selon laquelle l’homme est pauvre et pécheur, et rien dans le monde n’est immaculé, sans tache, à commencer par l’homme dès sa propre naissance. Bien souvent, le monde ne veut rien savoir de ce que le péché et la mort règnent sur terre. La vie courante est considérée comme une vie vraiment précieuse et réelle. Les moines sont des confesseurs et annonciateurs de l’indigence spirituelle de l’homme et c’est par cet aveu que commence le processus du salut de l’homme. Enfants de leurs mères, ils accourent sous la protection de la Mère et Vierge, ils La nomment ‘pilier de la virginité’, et n’accordent pas foi au monde trompeur.
Ma lettre au sujet de la Madone de la Chapelle Sixtine s’est transformée, mon cher ami, en réflexion théologique au sujet de la Très Sainte Mère de Dieu, sur la place qu’Elle occupe, la signification qu’Elle revêt dans l’œuvre de notre salut et de notre nouvelle naissance. Le mystère fondateur et salutaire de la Mère de Dieu réside en ce qu’Elle est Mère et Vierge. Et voici que dans son enthousiasme, Raphaël est parvenu précisément, me semble-t-il, a exprimer par des couleurs, la plénitude de ce mystère de la Très Sainte Mère de Dieu, à combiner dans Son divin et attachant visage cette antithèse terrestre ; la virginité et la maternité. C’est en tous cas l’impression que produisit sur moi ce grandiose tableau, et je suis incapable de me défaire de cette impression.
Parmi toutes les Madones, celle de la Chapelle Sixtine, de Raphaël, est celle qui ressemble le plus à une icône. Toutefois, ce n’est pas une icône. C’est un tableau sur lequel seul un rayon céleste est tombé. Il me semble qu’il serait tout à fait impossible de le placer au milieu d’une église orthodoxe, de poser devant elle un porte-cierges et des lampes à huile, de chanter devant lui le ‘velitchanie’, et de l’encenser. Il serait sans doute même maladroit de prier devant la Madone de la Chapelle Sixtine. Il y a en elle beaucoup trop de choses humaines pour qu’elle puisse devenir objet de pieuse vénération. Elle peut cependant être placée dans une église catholique car dans celles-ci, il y a de la sensualité. Ils ont des Madones peintes d’après des modèles humains, ils ont des statues, parfois même le modèle représenté porte une robe à la mode de l’époque. Je ne sais, mon Ami, ce qu’il en est pour toi, mais pour ma part, je suis organiquement incapable de prier devant une statue de marbre. Nos icônes ne sont pas des tableaux et notre vénération est dès lors spirituelle. Nos icônes sont symboles d’idées, symboles d’essence. Lorsque nous contemplons avec piété l’icône de la Très Sainte Mère de Dieu d’Iviron ou de Kazan, nous ne nous imaginons pas qu’Elle ressemblait précisément à ces représentations. Nous n’avons pas même besoin de savoir à quoi ressemblait concrètement Son être historique. Elle est pour nous Mère de Dieu, Mère et Vierge, Intercesseur, Défenseur. L’icône nous est chère non par sa dignité intrinsèque, mais parce «ceux qui la regardent sont amenés à se souvenir de l’original et à aimer celui-ci» et «ceux qui vénèrent l’icône vénèrent l’être qu’elle signifie et qui y est dépeint». Nos icônes n’enchaînent pas notre attention au terrestre et confèrent un vaste espace à l’élan de notre prière vers le Ciel.
Toutefois, en qualité de tableau religieux, la Madone de la Chapelle Sixtine, est une production unique et inimitable du génie artistique. L’impression que j’ai vécue devant la Madone est comme une vision calme et sublime qui reste en moi le meilleur de mes souvenirs d’Occident.
Je t’écris, mon Ami, en ce jour de la grande fête de l’Entrée au Temple. C’est avec ses souvenirs de la Madone de Raphaël et ces réflexions au sujet de la Toute Sainte Vierge que je termine ces lettres à toi destinées, mon pur et lumineux ami. Reçois-les comme un petit cadeau de mon cœur qui T’est dévoué et qui Te confie toutes ses pensées et son ressenti. Je sais comment Tu aimes la Toute Sainte Vierge, alors que Tu n’es pas moine, comment tu La pries, Toute Pure et douce, et comment Elle rayonne paix, pureté et joie dans Ta belle âme emplie des sonorités célestes. Qu’Elle Te protège, Elle la Mère et Vierge, de tout mal, par Son vénérable omophore !
Traduit du russe