L’Archiprêtre Oleg Vrona

Le site Pravoslavie.ru a publié fin 2019 et début 2020 une série de quelques textes portant le sous-titre de ‘Croquis de Pioukhtitsa’, écrits par l’Archiprêtre Oleg Vrona, né en Sibérie orientale, jadis diacre à Pioukhtitsa, et aujourd’hui recteur de l’église Saint Nicolas à Tallinn. Ces textes, à première vue peu spectaculaires, sans doute, proposent quelques pages de la vie spirituelle dans ce célèbre monastère, situé à la frontière de l’Estonie, mais aussi des portraits de certains «justes» qui y séjournèrent. Le présent texte, préparé par Stepan Ignachev, a été publié en russe le 20 janvier 2020.

Vieillard à la hache. Peinture de I. Glazounov. Photo Pravoslavie.ru

Nous étions étendus sur l’herbe, non loin de l’église Saint Serge au pied de la colline, contemplant les ruchers du monastère, jouissant du doux soleil de juin, et nous conversions.
C’était en 1978. Nous étions trois candidats à l’ordination : Volodia, Leonid et moi. Un témoin occasionnel de notre conversation aurait immédiatement compris que nous nous étions rencontrés tout récemment et qu’un désir commun de service sacerdotal dans l’Église nous avait unis et rapprochés. Visiblement, à l’époque, aucun d’entre nous ne pouvait supposer que Leonid serait obligé de quitter l’Estonie au bout de quelques mois d’apprentissage au monastère, et irait chercher la possibilité d’être ordonné dans sa Tchouvachie natale. Un mois plus tard, j’étais ordonné diacre, pour les offices du monastère. Quant à Volodia, il irait célébrer ailleurs. Mais tout cela devait se dérouler plus tard. A ce moment-là, nous parlions de nous-mêmes, de ce qui nous avait amené, chacun, à souhaiter recevoir l’ordination. Nous nous écoutions mutuellement avec intérêt.Le récit de Volodia me sembla le plus intéressant. Il était nettement plus âgé que Leonid et moi : il avait déjà quarante ans, il était marié et père de deux filles. Volodia était menuisier-ébéniste et son épouse Valentina, tailleur. Ils vivaient quelque part dans l’arrière-pays russe, et selon les normes de l’époque, ils étaient une famille tout à fait aisée. Ils possédaient leur propre maison, une petite ferme, et un side-car «Oural», rêve impossible pour la plupart des familles villageoises de l’époque.
– Les enfants ont grandi, ils ont créé leurs propres familles, et ainsi, Valia et moi avons décidé de quitter le monde. Volodia racontait son histoire, d’un ton casuel. Il continua :
– Valia veut entrer au monastère. Le Père Hermogène a donné sa bénédiction. Il est notre Père spirituel. Pour l’instant nous attendons la décision définitive de l’higoumène.
– Et tu penses quoi pour toi-même? Interrogeai-je spontanément, stupéfié par ma propre question.
– Ce sera comme Dieu voudra, répondit-il de manière évasive. J’ai confiance en mon père spirituel. Dieu me guide à travers lui. Ce sera la volonté de Dieu, je serai ordonné, et je serai tonsuré.

Le Père Hermogène (photo : Pravoslavie.ru)

J’observai Volodia avec attention. Il était trapu, large d’épaules, il avait les cheveux dorés et le visage rond couvert de taches de rousseurs, même sur les lèvres. Sous sa barbe rousse guère fournie, il avait le menton volontaire, signe, comme on dit, de celui qui est prêt à soulever des montagnes. A ce moment-la, je n’y ai guère accordé d’attention, mais ses paroles étaient marquées par la fermeté; cela je n’en doutais pas. Pour la première fois dans ma vie, j’étais confronté à un phénomène étrange pour les années 70′ de la période soviétique:mari et femme voulaient en même temps quitter le monde et entrer au monastère. Et pas par désespoir ou frustration, mais au contraire, du fait d’une vie prospère et heureuse. Sans même attendre la naissance de petits-enfants. Pourquoi? Peut-être craignaient-ils que la naissance de leurs petits-enfants les attacheraient définitivement au monde? Bien possible. Tous leurs parents et les villageois acceptèrent avec difficulté leur départ pour la vie monastique. Longtemps ils se demandèrent ce que signifiait cette raison : «pour le salut de leur âme». Mais leurs filles, éduqués dans la foi par leurs parents, les comprenaient et respectaient leur décision, tout en ayant de la peine. Elles en pleuraient. Comment vivre une telle situation sans larme? Mais elles les soutenaient, se consolant en se disant qu’elles leur rendraient visite au monastère.
Je fis plus tard connaissance avec Valia. Elle me donna l’impression d’être une femme sociable, et même joyeuse, du même âge que Vladimir. Pendant mon séjour pas très long au monastère, j’avais pu apprendre comment les futures moniales étaient reçues dans la communauté. A cette époque, il ne pouvait être question de tentative de persuasion de la part de l’higoumène. C’était plutôt le contraire. Pendant des années, les nouvelles arrivées demeuraient novices et ne prenaient aucun vœux. Leur intention de recevoir la tonsure monastique était soumise à l’épreuve du temps et des travaux éprouvants des obédiences et non aux caprices de leur choix personnel. Valia fut admise dans la communauté à travers cette procédure habituelle d’une longue période de probation. Ses compétences professionnelles de couturière ont prédéterminé son obédience dans le monastère:travailler dans l’atelier de couture de la communauté, bien qu’il ne soit pas rare de la voir accomplir des obédiences à caractère plus général comme le déneigement ou la plantation d’arbres. Pendant pas moins de dix ans, elle accomplit ses obédiences sous la direction spirituelle de l’Higoumène Barbara, avant de recevoir la tonsure monastique et la mantia, de même que le nom de Vassa.
De temps à autre, les enfants accompagnés des petits-enfants rendent visite à leurs parents, rappelant à ceux-ci leur heureuse vie de famille d’autrefois. Mais au monastère, il n’y eut jamais la moindre rumeur selon laquelle les époux auraient regretté la vie mondaine qu’ils avaient abandonnée. Et j’ose dire que dans un monastère, il n’est pas de source d’informations plus fiable que la rumeur.

Monastère Saint Jean de Rila (Saint-Pétersbourg). Photo :https://imonspb.ru

Lorsque la vie monastique reprit son cours au Monastère Saint Jean à Saint-Pétersbourg, [Monastère Saint Jean de Rila, où reposent les saintes reliques du saint et juste Père Jean de Kronstadt.N.d.T.] la moniale Vassa s’y rendit, par obédience, avec un groupe de sœurs de Pioukhtitsa, et elle y vécut de nombreuses années, contribuant à la restauration du monastère et de la communauté. Le chemin monastique de Mère Vassa s’est terminé voici longtemps déjà, et Dieu seul sait ce qu’elle dût endurer pendant ces années, ses joies et ses peines.
Entre-temps, Volodia demeurait, avec difficultés, lecteur au monastère. Quant au chœur, il ne fallait pas y penser ; les canonarques levaient les mains au ciel : son intonation est mauvaise, c’est à peine s’il ne trébuche pas sur chaque mot; il nous est impossible de lui permettre de participer aux offices. Par contre, ses compétences de menuisier et de charpentier vinrent juste à point au monastère. Et pas un peu! Avoir son propre artisan toujours sous la main! Il ne buvait pas, il ne demandait pas de paiement. Il était un peu ronchon, mais accommodant. Il faut dire que la physionomie et la contenance de Volodia ne donnaient pas envie d’engager la conversation sans avoir une bonne raison de le faire. C’était très probablement de sa part une forme de protection de sa vie intérieure vis-à-vis des bavardages et d la curiosité. Volodia s’était vu attribuer une minuscule kelia à l’extrémité de la maison sur la colline et très vite, on le considéra comme faisant partie de la communauté. Volodia-le-menuisier : c’était ainsi que les sœurs et les clercs du monastère le désignaient. L’organisation de son labeur quotidien était simple : le matin, il assistait à l’office du milieu de la nuit, ensuite, il passait à ses travaux de menuiserie. Il était présent aux offices du soir, après lesquels il s’occupait des ouvrages urgents. Et il en allait ainsi jour après jour. Les dimanches et les jours de fête, comme toute la communauté, il venait prier aux vigiles et à la Liturgie et il communiait quand son père spirituel lui en donnait la bénédiction, après quoi il se reposait dans sa kelia, lisant le Saints Pères, et il priait. On devinait en lui les dispositions de l’homme de prière. Seules celles-ci expliquent le fait qu’il ne vivait pas simplement au monastère, mais il évoluait selon le rythme particulier de ce dernier.
Finalement, après des années, Volodia fut ordonné diacre. A cette époque, il avait déjà des crises d’angine de poitrine, qui augmentèrent au fil des ans. Tout le monastère priait avec ardeur pour le diacre malade. Il m’arriva de voir avec quelle compassion, Matouchka l’Higoumène lui parlait de la santé. Cette conversation montra à quel point ils étaient proches, comme deux membres de la même grande famille du monastère. Peu de temps avant sa fin, il fut tonsuré et reçut le nom de Vincent. Du diacre Vladimir, il devient le hiérodiacre Vincent.

Monastère de Pioukhtitsa

Pour le monastère, il était habituel de s’adapter au nouveau nom de celui qui venait d’être tonsuré. Un peu de temps passe et le nom précédent est devenu étranger, comme s’il avait appartenu à quelqu’un d’autre. Et c’est bien le cas. Lorsque j’appris que Vladimir avait reçu la tonsure monastique, je me souvins de cette conversation que nous avions tenue jadis, alors que nous faisions connaissance, et de cette phrase prophétique qu’il prononça : «Ce sera la volonté de Dieu, je serai ordonné, et je serai tonsuré». Et cela signifiait que la volonté de Dieu était qu’il soit ordonné diacre et ensuite tonsuré alors qu’il serait devenu déjà un homme âgé et malade, participant avec difficulté aux offices et recevant avec humilité les soins et traitements des sœurs de la communauté. Il fut inhumé dans le cimetière du monastère, pas loin des tombes des sœurs de Pioukhtitsa, qui étaient devenues, alors qu’il vivait encore sa grande famille spirituelle. Et peut-on douter qu’en lui s’accomplirent les paroles de l’Évangile : «Et quiconque aura quitté des maisons, ou des frères, ou des sœurs, ou un père, ou une mère, ou une femme, ou des enfants, ou des champs à cause de mon nom, il recevra le centuple et possédera la vie éternelle» (Mat.19,29) ? Je ne le pense pas.
Traduit du russe
Source