L’Archiprêtre Oleg Vrona

Le texte ci-dessous est la traduction de l’original russe préparé par Monsieur Stepan Ignachiov qui a été mis en ligne le 1er février 2021 sur le site Pravoslavie.ru, dans la série des Croquis de Pioukhtitsa, écrits par l’Archiprêtre Oleg Vrona, né en Sibérie orientale, jadis diacre à Pioukhtitsa, et aujourd’hui recteur de l’église Saint Nicolas à Tallinn. Ces textes, à première vue peu spectaculaires, proposent quelques pages de la vie spirituelle dans ce célèbre monastère, situé à la frontière de l’Estonie, mais aussi des portraits de certains «justes» qui y séjournèrent.Le Père Oleg se souvient de sa vie et de son sacerdoce au Monastère de la Dormition de la Très Sainte Mère de Dieu à Pioukhtitsa, des remarquables résidents de ce lieu, des belles leçons de vie qu’il retira de la fréquentation de gens qui ne jugeaient qu’eux-mêmes. Les traductions de la série «Croquis de Pioukhtitsa», sont accessibles ici.

Âgée, petite, sèche, vive. La démarche rapide et le pas, large. Loquace, elle ne passe jamais à côté de vous sans s’arrêter pour échanger fût-ce deux mots. Ouverte et bienveillante, mais aussi directe, raison pour laquelle, dit-on, Matouchka Païssia (Naumova; 1913-1990) n’était guère appréciée par certaines sœurs. C’est ainsi, ou quasiment ainsi, que se dessine aujourd’hui en moi le portrait de Matouchka Païssia, après de nombreuses années. Je me demande pourquoi je me souviens de Matouchka Païssia mieux que d’autres sœurs de cette époque où j’ai commencé à servir comme diacre au Monastère de Pioukhtitsa. Je pense que ce peut être parce que Matouchka Païssia fut particulièrement sympathique envers mon épouse et moi dès les premiers jours de notre apparition au monastère.Peut-être la relation que ma femme et moi eûmes avec Matouchka Païssia serait-elle demeurée pareille à celle que nous entretenions avec beaucoup de sœurs du monastère, relations brèves dans la plupart des domaines et pratiques pour certaines choses concrètes, si une circonstance n’était survenue. Le fait est que la porte et les deux fenêtres de la cellule de Matouchka Païssia donnaient sur le mur de l’église principale du monastère, au-delà duquel se trouvait l’autel, et dans lequel il existe encore aujourd’hui une porte métallique de taille impressionnante ouvrant sur la sacristie et l’autel. Prêtres et diacres en retard pour l’office, ou ne souhaitant pas, pour une raison quelconque, accéder à l’autel en traversant toute l’église, empruntaient souvent la porte métallique du mur de l’autel afin de passer directement de la cour dans l’autel. Et parfois, au contraire, ils l’empruntaient pour sortir de l’autel dans la cour du monastère sans risquer d’être arrêtés par quelqu’un se trouvant dans l’église, ou de rencontrer un importun. Il est vrai qu’il fallait alors franchir un autre «cordon» : la cellule de Matouchka Païssia.
Grâce à son emplacement décrit ci-avant, la cellule de Matouchka Païssia pouvait lui servir de superbe point d’observation, offrant une idée exhaustive du mouvement quotidien du clergé dans cette partie du monastère, pas très vaste mais importante. Cependant, je ne veux pas donner l’impression que Matouchka Païssia, s’ennuyant du matin au soir, soit restait assise à sa fenêtre, soit déambulait dans sa cellule, observant qui se rendait où, et cherchant des prétextes pour bavarder.
Comme toutes les sœurs du monastère, Matouchka Païssia alternait travail et prière pendant toute la journée, car l’oisiveté, c’est-à-dire les passe-temps vides, est selon les moines le pire ennemi de l’homme. Par conséquent, dans le monastère, selon mes observations, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il y avait toujours du travail en suffisance pour tout le monde, tant pour les jeunes sœurs que pour les anciennes. Par conséquent, il ne pourra s’agir ici que des quelques heures de repos en cellule, qui sont aussi nécessaires pour les moines que la prière et le travail. Il est naturel que les sœurs âgées aient besoin de plus de temps pour reprendre des forces que les jeunes. Ainsi, si en semaine après l’office du milieu de la nuit, les jeunes sœurs, après avoir pris le petit déjeuner à la hâte, devaient s’en aller ou commencer à accomplir leur obédience, les sœurs âgées pouvaient souvent rester à la Liturgie, puis prendre le petit déjeuner et se rendre sur les lieux de leurs obédiences, sans courir tête baissée. Ainsi, Matouchka Païssia, après la Liturgie, retournait dans sa cellule, et pendant la belle saison elle ouvrait sa fenêtre à deux battants et mettait un vieux samovar à chauffer sur le rebord de la fenêtre.
Et quand on sortait de l’église par l’autel, sans même regarder du bon côté, on pouvait deviner à l’odeur agréable de la fumée de charbon de bois que Matouchka se préparait pour le thé dans sa cellule. Si, à ce moment-là, la coiffe blanche d’été de Matouchka Païssia apparaissait à côté du samovar, il était impossible de ne pas s’arrêter une minute ou deux à cette accueillante fenêtre. Parfois, au cours de la conversation, la moniale Nikandra qui vivait avec Matouchka Païssia, s’approchait de la fenêtre silencieusement et souriant avec douceur, et après avoir dit bonjour, disparaissait immédiatement dans les mystérieuses profondeurs de la cellule.
Un accessoire spécial du samovar de Matouchka Païssia, provoquait immanquablement le sourire de tous ceux qui, même d’un coup œil en coin, pouvaient apercevoir cet usage du thé venu tout droit des temps jadis. Il s’agissait une petite botte en chrome. Posée sur la buse du samovar comme sur la jambe d’un soldat, la botte dansait joyeusement sous la main de la Matouchka Païssia, en conséquence de quoi le samovar commençait à souffler pompeusement, rappelant un général sur une plaine de manœuvres. On dit que dans les temps anciens, il y a très longtemps, un jour au temps mauvais et très humide, un soldat débrouillard imagina, ôter sa botte et la placer sur la buse du samovar de campagne, afin d’attiser les braises qui charbonnaient sans réellement brûler. La question de la provenance du samovar de Matouchka Païssia mérite, je pense, d’être examinée. Il arrivait que l’une des futures sœurs, entrant au monastère et coupant tous les liens matériels avec le monde, puisse néanmoins apporter au monastère l’une ou l’autre chose utile dans la vie quotidienne. Ainsi, une femme, accueillie à Pioukhtitsa à un âge déjà avancé, réussit à amener sa grande table de chevet, ce qui lui valut au monastère le surnom de «Maria-table de chevet».
Quant à Matouchka Païssia, si l’on tient compte du fait qu’elle se fixa au monastère dès l’âge de quinze ans, il est difficile d’imaginer une jeune fille fuyant le monde et entrant au monastère, un samovar dans les bras. Très probablement, Matouchka Païssia hérita-t-elle de cet ancien samovar soit de sa staritsa, soit de l’une des sœurs du monastère. Et il n’était pas nécessaire d’apprendre au gens de cette époque à utiliser un samovar, d’autant plus qu’elle venait de Pritchoudié, où le samovar sur braises est remis à l’honneur à notre époque.
Quoi qu’il en soit, le fait reste qu’avant le petit déjeuner, selon Matouchka Païssia elle-même, elle devait sans faute boire deux ou trois tasses de thé pour, comme elle disait, «se rincer les intestins». Bien sûr, personne ne pouvait imaginer condamner Matouchka Païssia pour son innocente affection envers le samovar, ni d’ailleurs, parce que Matouchka Païssia savait y faire avec le venik [N.d.T.Petite botte de brindilles de bouleau cueillies au moment où elles portent leurs feuilles, et avec laquelle l’usager du bain se “flagelle”] dans le bania.
Une moniale raconta qu’un jour, alors qu’elle était encore une enfant de quatre ou cinq ans, sa mère décida qu’elles iraient au bania du monastère. Matouchka Païssia, qui se trouvait à leurs côtés, prit rapidement l’enfant par la main et, assurant à la mère qu’elle savait ce qu’elle faisait, l’emmena au bania. Après avoir posé l’enfant sur un banc du bania, Matouchka Païssia commença à la «flageller» avec la botte de bouleau, en disant «Ne vas pas te marier! Ne vas pas te marier!». L’enfant, je dois dire, était très docile, élevé dans une famille au mode de vie religieux strict, de sorte qu’à quatre ou cinq ans, la fillette ne savait pas encore ce que signifiait d’aller se marier. «Où ne va-t-on pas?» l’enfant était perplexe, respirant l’arôme du bouleau frais et essayant de comprendre avec son esprit d’enfant l’essence de l’instruction de la moniale âgée. Sans y parvenir. Cependant, il est surprenant et digne d’attention de constater que cette «flagellation» de Matouchka Païssia produisit des conséquences de taille : quand la fillette eut grandi, elle ne voulut pas se marier et entra au monastère.(A suivre)
Traduit du russe
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