Les startsy du Monastère de la Dormition de Pskov occupent une place de choix dans l’histoire de la paternité spirituelle en Russie. Les Pères Siméon (Jelnine), Adrian (Kirsanov) et Ioann (Krestiankine), sont sans doute les plus connus en Occident. Mais celui que le Père Siméon désigna comme son ‘héritier’ et successeur, fut le Père Athénogène (Agapov 1881-1979) ce père pétri d’humilité, maigre, de petite taille, à la longévité exceptionnelle, et qui disait de lui-même: «je ne suis qu’une demi-portion d’homme». Le texte ci-dessous est la traduction du texte qui présente l’Archimandrite Athénogène (qui devint quinze jours avant sa natalice l’Archimandrite du Grand Schème Agapi) dans le Paterikon du Monastère, accessible sur l’internet. Ce texte, présenté ici en plusieurs parties, est en réalité repris du livre «Dans les Grottes offertes [établies] par Dieu» («У пещер Богом зданных») du diacre G. Malkov et de son fils Pierre. (Éditions Volnyi Strannik, Monastère de Pskov. 2019, 3e édition). Voici la sixième partie du texte.

Le 17 février 1979 … Pendant la nuit dernière Batiouchka a parlé au sujet de lui-même : «Le Seigneur a livré mon corps aux tourments. Souviens-toi ici des prophètes, comme ils ont souffert et hérité de la vie éternelle». Le Père Supérieur propose à Batiouchka de prendre le schème, mais il a refusé, disant : «Si vous attendez une petite année et demi, ce serait bien, et si c’est la volonté de Dieu, que ce soit, sinon il y aura des obstacles. Après tout, je ne parviens plus à aller jusqu’à l’église, je ne peux même pas m’asseoir là-bas».
…Le maître de discipline apporte déjà le schème. Ils ont commandé une soutane et cousent une sous-soutane. Batiouchka s’en émeut et dit : «Nous attendrons encore un peu. Quel moine du schème vais-je faire?» J’ai rangé le schème dans le placard. Et Batiouchka de commenter: «Et ils courent et mettent en place… reportons cela d’une petite année».
Le 18 février. Batiouchka dit: «Et ils vont me donner dans le schème un nom pas possible. Je ne parviendrai pas à m’en souvenir. Et ils me demanderont: «quel est ton nom, frère?» «Et je dirai: j’ai oublié. Tous soupireront : «Quel idiot…» Donc, je vais bientôt être un idiot, c’est impossible pour moi de porter pareil fardeau», c’est-à-dire le schème. Il croit, par humilité, qu’il n’en est pas capable.
Le 26 février. Batiouchka enseigne à tous: «Surtout, ne jugez pas votre prochain, ne jugez pas».
Le 7 mars. Encore 39°. Il a juste marché jusqu’à la table et s’est allongé à nouveau. Il a dit : «Je me suis fait une fracture». Je lui ai demandé: «Où as-tu mal?» Il a répondu : «Tout fait mal. Mais bon, c’est bien ainsi. Gloire à Dieu pour tout, c’est bien».
Le 11 mars. … Il dit: «J’étais avec le Seigneur, j’ai marché sur terre, et je n’ai vu personne, je n’ai rien remarqué. J’ai senti que le Seigneur était en moi et moi en Lui. L’âme tend vers le Seigneur, parfois, alors que toi, tu dors avec le corps, le cœur prie. Alors tu n’as besoin de rien, mais tu te réjouis juste dans le Seigneur».
Le 23 mars. Encore une fois, le Père a 39,2°. Je demande: «Qu’est-ce qui te fait mal?». Il répond : «Tout fait mal… Eh bien, laissez-le mal se prolonger. Toutes les maladies sont à la gloire de Dieu».
Le 22 avril. Aujourd’hui c’est Pâques. Batiouchka a célébré, il est sorti avec l’encensoir et la Croix, et proclamé: «Le Christ est Ressuscité!» mais c’était à peine audible. Même le chœur faisait silence; tout le monde voulait entendre Batiouchka. Je l’avais porté jusqu’à l’église, ses jambes ne marchent plus. Le Père Symphorien a aidé à partir de la porte, sinon nous serions tous les deux tombés, je n’ai pas la force de le porter. Puis est arrivé le Père Supérieur, il a apporté un gros œuf, a félicité Batiouchka. Et puis Batiouchka a dit soudainement: «Père Supérieur, donnez-moi le schème». Il répondit: «Est-ce convenable… c’est Pâques?» Et Batiouchka de répondre à son tour : «Ce sera très bien»…
Le 18 mai. Encore 38,5°… Il ne mange rien, bois un peu à la cuillère, et c’est tout. Je demande: «Batiouchka, tu veux vivre?» Il remua la tête en signifiant que non. Il parle peu, se signe parfois du signe de la croix et murmure quelque chose. Il a dit au Père Ioann [Krestiankine. N.d.T.]: «Je n’ai plus de force, je suis épuisé», se plaignant pour la première fois. Puis il dit: «Le Seigneur est mon médecin et il sait ce dont j’ai besoin».
Le 29 mai. …Batiouchka dit: «Je ne peux plus me lever». Puis il murmure: «Éloignez-vous de mon cœur, esprits malins, esprits maudits impurs, éloignez-vous d’ici». Après un certain temps, il dit encore: «Il faut que j’y aille, on m’appelle… Il n’y a plus rien de vivant en moi, juste l’esprit. Le corps est comme une maison toute effondrée, mais le locataire vit, c’est l’esprit».
Le 31 mai. Fête De L’Ascension. Le Père Supérieur, le Métropolite Jean (Razumov), le Père maître de discipline, le Père Ioann (Krestiankine) et le Père Barnabé sont venus près de Batiouchka. C’était émouvant. Batiouchka allongé, le schème passé au-dessus de son vêtement, le visage couvert de plaies, il parle avec difficulté, il n’a pas de force. Ils ont chanté le tropaire de la fête. Le Métropolite bénit Batiouchka et dit, avec les larmes aux yeux, : «Tu es comme Job, qui souffrit longuement… Dieu va t’accueillir, frère. Récite sans cesse la prière de Jésus». Il remit aussi à Batiouchka une prosphore en ajoutant : «Que le Seigneur, bienheureux Starets, t’aide, comme Job, à supporter patiemment ta maladie, et que le Seigneur te couronne avec la couronne de victoire dans l’autre monde, pour ta patience. Je me souviendrai toujours de toi et je prierai pour toi, et je demande tes saintes prières pour moi. Tu es dans le chœur de ceux qui souffrent, et pour aller là-bas, il n’est pas de chemin autre que le chagrin et la maladie». Moi aussi, le Métropolite m’a bénie en disant: «le soignant et le malade recevront la même récompense». Quand ils furent partis, Batiouchka était toujours allongé, il pressait la prosphore dans ses mains et pleurait, puis il dit: «C’était comme une ambassade céleste». Batiouchka ne boit même plus rien. Si je lui donne à boire, il dit: «Cesse de me proposer des choses qui ne me concernent plus et qui ne sont plus maintenant dans mes pensées».
Le 11 juin. Batiouchka communie chaque jour dans sa cellule, mais il demande sans cesse d’aller à l’église. Il dit: «Allons-y, allons à l’église». Et je lui réponds: «Bien, allons-y». Il réplique: «Oui mais comment? Je ne peux me lever, porte-moi, porte-moi dans tes bras». Je le relève, l’assieds sur son lit. Il reste une minute assis et dit : «Recouche-moi, je suis épuisé». Tout son corps est couvert de croûtes; comment il supporte ça, je ne sais pas. Pas de gémissement ni de murmure.Il ne fait que remercier le Seigneur. La température est de 40°. Juste pour le tourner sur le côté, que ne doit-il supporter?
Sans date exacte. Batiouchka dit: «Tu penses que mon corps ne me fait pas mal? Ça fait mal dans partout, mais c’est la volonté de Dieu. Notre corps est l’édifice de Dieu. Quand tu vois la destruction du corps, ne querelle pas Dieu; «le Seigneur donne, Seigneur reprend». Il suffit de rester couché et de penser: «Seigneur, soulage-moi».
Le 15 juin. …Batiouchka est complètement affaibli. Sur le dos, il y a du pus, il n’y a pas d’endroit sain, tout est ulcéré: les mains, les jambes, le ventre. J’ai le souffle coupé par la pitié. Je l’aime beaucoup, je ne peux plus le regarder supporter tout, sans gémir ni murmurer».
Au crépuscule de sa vie, le Père Athénogène avait acquis une attitude complètement paisible face à la mort et il l’attendait comme une délivrance des tribulations et des maladies terrestres. Cependant, en se préparant à la transition vers l’éternité, il ne perdait pas l’intérêt et l’amour pour les autres, pour ses frères moines. Son auxiliaire de cellule écrivit: «Comme Batiouchka avait beaucoup d’amour pour tous! Il aimait tout le monde. Parfois, au-delà de la limite de ses forces, il allait au réfectoire, et disait: «Je regarde la fraternité, et tous les pères sont saints». Il était fort malade les derniers temps, mais comme il aimait aller encore au réfectoire! C’en était un miracle. La dernière fois, je ne l’ai pas accompagné, je l’ai presque porté sur les marches, il avançait à quatre pattes. Je lui disais : «Batiouchka, mange dans ta cellule», mais il n’était absolument pas d’accord, voilà ce qu’était son amour pour le prochain».
En 1977, le Starets avait prédit qu’il lui restait deux ans à vivre. Et parmi ses notes, on conserve des témoignages qu’il appelait «les avertissements de la mort qui m’ont été donnés d’En-Haut». Il considérait certainement ces «avertissements de la mort» comme très utiles à sa situation spirituelle et les chérissait. Environ deux mois avant sa mort, à Pâques, il eut encore l’occasion de participer à la liturgie monastique. Ensuite, dans cette vie, il ne célébra plus dans l’église de Dieu. Le 7 mai 1979, le Père Athénogène reçut le schème et le nom d’Agapi. Avant sa mort, il communia chaque jour aux Saints Dons du Christ. Sa mort fut, comme sa vie, humble et très pieuse.
Dans le journal de son auxiliaire de cellule, on lit : «Le 24 juin. …Vers midi, Batiouchka a dit soudain: «La mort». Puis il dit: «Ils annoncent, ils annoncent… Et les nôtres sont plus les nombreux». J’ai demandé ce qu’ils annonçaient et qui étaient les nôtres? Il a répondu: «C’est clair, ils annoncent l’affaire, et les anges sont les plus nombreux». Puis j’ai demandé: «Et toi, Batiouchka, n’as-tu pas peur?» Il a répondu comme avant, «Non. Quelle peur, alors que le Seigneur est là?» Et il sourit. Vers une heure de l’après-midi, son visage brillait, c’était bon. Je n’avais jamais vu cela chez personne, jamais. Je le regardais sans l’observer avec insistance, il y avait même, comme reflétée sur l’oreiller autour de la tête, une sorte de couronne; ce visage était devenu tel qu’on ne peut le décrire, on pouvait seulement le voir. Ensuite, il a commencé à parler avec la Très Sainte Mère de Dieu, l’appelant parfois Mère de Dieu, parfois Mère du Seigneur, parfois notre Intercesseur. Et il était tout sourire. Je demandai : «Batiouchka, eh bien quoi, la Très Sainte Mère de Dieu est venue près de toi?». Il hocha la tête tout en continuant à parler avec Elle. Après, ça respiration se fit plus espacée. Je pleurai et demandai : «Batiouchka, dis quelque chose». Et il dit : «Sauve, sauve Matouchka, Seigneur». Et «Je te remercie. Pardonne-moi». Je lui demandai pardon à mon tour. Il se mit à respirer lourdement. Vers trois heures de l’après-midi, je vis qu’il partait. Je dis : «Batiouchka, bénis!». Il plaça sa main comme pour bénir, mais il ne put la soulever. Il bénit l’oreiller, remua la tête et dit de façon à peine audible : «Dieu bénit». Et puis il recommença à chuchoter avec le Seigneur, Lui demandant sans cesse de lui accorder le pardon. Et il souriait. Je remarquai qu’il respirait plus rarement. Il aurait voulu se soulever, mais seules ses épaules se haussèrent à peine, une inspiration, une expiration, et puis c’était fini…
Et c’est ainsi que mon cher Batiouchka s’en est allé vers le Seigneur, le 24 juin 1979, à 15h25. Il gisait, le sourire aux lèvres, joyeux comme s’il voyait quelque chose».
Les funérailles furent célébrées dans l’église de la Dormition par le Métropolite Ioann de Pskov et Porkhorov, le Supérieur du monastère, toute la communauté des frères et une foule de prêtres surgis de partout. Le cercueil contenant le corps du Père Athénogène, devenu l’Archimandrite du Grand Schème Agapi, fut transféré dans les Grottes édifiées par Dieu, et placé dans une niche de la grotte de l’église de la Résurrection du Christ. Quand on l’y transporta, Nina cria intérieurement : «Batiouchka, Batiouchka, où es-tu maintenant?». Et elle entendit une voix répondre : «Eh bien qu’est-ce qui te prend? C’est mon corps qu’ils transportent. Moi je vis».
Traduit du russe.
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