Texte de l’Archimandrite Raphaël Kareline, défenseur ardent de la Tradition de l’Église. Il a consacré une grande partie de sa vie longue de 90 ans ainsi que la majeure part de sa production littéraire foisonnante à la défense des dogmes et à la façon de les mettre en œuvre dans la vie de l’Église et du chrétien. Le texte ci-dessous est paru initialement sur le site «Православие и современность» (Orthodoxie et Actualité), de la Métropole de Saratov, et fut repris le 9 mars 2010 sur le site Pravoslavie.ru. Quelques éléments de biographie de l’Archimandrite Raphaël sont accessibles ici.

Dans les années ’20, après que le Désert de Glinsk eût été détruit pour la première fois, la Divine Providence voulut que l’un des moines de Glinsk vint en Géorgie: le moine Zénobe (Majouga). Il fut ordonné hiéromoine au monastère de Dranda, qui n’était pas encore fermé à l’époque, puis il vécu dans un lieu désert à l’arrière de la ville de Soukhoumi, près du village grec de Georgievka, et il attira sur lui beaucoup d’amour et de vénération de la part des habitants locaux. Je vais ici faire une incise afin d’évoquer un épisode.
Dans les années ’70, le moine Zénobe de Glinsk, alors devenu métropolite, vint de Tbilissi pour quelques jours à Soukhoumi. Les habitants de Georgievka furent informés de son arrivée. Certains parmi les plus âgés le connaissaient personnellement, tandis que d’autres avaient entendu parler de lui à travers des récits. Ils vinrent auprès de Vladika Zénobe et lui demandèrent de venir à Georgievka. Vladika Zénobe accepta. À l’occasion de sa venue dans le village, on organisa une fête. Tables et bancs furent déployés dans la rue pour le repas. Les Grecs lui amenèrent leurs enfants pour qu’il les bénisse. Vladika Zénobe visita l’endroit où était autrefois son désert. Il se souvint qu’il avait vécu dans la forêt pendant un certain temps, dans une cabane, et une fois, il dût même passer la nuit dans le creux d’un arbre énorme. Il y eut aussi cet événement. Un jour, le dirigeant du conseil de village de Georgievka appela le moine Zénobe et lui dit: «L’ordre de t’arrêter a été envoyé à mon nom». Il répondit: «Je ne suis pas inscrit au village, donc vous n’êtes pas responsable du fait que je me trouve en un autre lieu». Le dirigeant dit: «Je le sais. Et je veux te prévenir. Ils vont sûrement venir te chercher ce soir. Maintenant, fais ce que tu veux. Mais rappelle-toi que je ne t’ai rien dit». Il fallait se cacher. Zénobe raconta qu’une famille grecque particulièrement proche de lui vint l’aider. Le père de famille décida de le conduire dans un endroit isolé dans la forêt, où il allait devoir se cacher pendant plusieurs semaines, jusqu’à ce que le danger soit passé. Habituellement, les arrestations étaient effectuées dans le cadre de campagnes: un certain nombre de personnes étaient prises conformément au plan, puis il y avait une pause jusqu’à la campagne suivante, ou plutôt, la campagne de chasse aux humains suivante, comme pour les animaux. Le moine Zénobe se mit rapidement en route. L’homme l’aida à porter sur quelques verstes des vêtements chauds, du feutre et d’autres choses nécessaires. Il laissa Zénobe et retourna au village, promettant de lui rendre visite le lendemain.
La nuit dans la forêt des montagnes, même en été, il fait froid. Zénobe chercha longtemps un endroit où il serait possible de s’installer pour la nuit. Le crépuscule tomba: il était fatigué, s’assit près d’un grand chêne et décida de se reposer, mais à cause de l’émotion et du fardeau du long trajet, il plongea dans un profond sommeil, semblable à l’inconscience. Soudain, il entendit qu’on l’appelait par son nom. Il se réveilla et vit qu’il faisait déjà et jour, et près de lui se trouvait le fils du Grec qui l’avait conduit dans la forêt, pâle de peur. «Dieu t’a sauvé», dit le jeune homme, «Tu t’es endormi près de la tanière d’un ours, regarde, voici de nouvelles traces. La bête a fait plusieurs fois le tour de l’arbre au pied duquel tu dormais; comment il ne t’a pas attaqué, qu’est-ce qui l’a effrayé, je ne sais pas. Saint Georges doit t’avoir aidé». (Dans ce village il y avait une église dédicacée à Saint-Georges, et le village lui-même s’appelait Saint-Georges en l’honneur du Saint Megalomartyr. «Quelques heures plus tard, raconta Vladika Zénobe, mon protecteur grec est venu avec ses proches. Ils m’ont fait une cabane avec des branches et des planches où je pouvais dormir et m’abriter du mauvais temps. Secrètement, à tour de rôle, ils m’apportaient de la nourriture. Je n’avais rien d’autre qu’un chapelet, je me promenais dans les bois toute la journée et lisais la prière de Jésus. On m’a finalement dit que je pouvais revenir. Ces gens risquaient non seulement leur situation, mais aussi leur vie: ils risquaient la prison et l’exil si les autorités apprenaient qu’ils cachaient un moine qui fuyait l’arrestation».
De façon générale, Vladika Zénobe était un homme merveilleux à tous égards. Jeune homme de dix-sept ans, il entra au Désert de Glinsk, où il accomplit toutes sortes d’obéissance, y compris à l’atelier de couture. Ce métier lui fut utile par la suite. Il cousait des vêtements pour les pauvres habitants de Georgievka, et ceux-ci s’en souvinrent. Un Grec portait encore une cape que le moine Zénobe avait cousue pour son père. Mais les gens l’aimaient avant tout pour sa vie monastique irréprochable. Il disait de façon ininterrompue la prière de Jésus, et une lumière intérieure spéciale éclairait son visage.

Le Métropolite Zénobe

A plusieurs reprises, Vladika fut arrêté et exilé, mais même dans ces conditions, aux portes de l’enfer, il savait par son l’humilité et sa patience gagner le respect tant des criminels que gardiens de prisons, des enquêteurs et des juges, qui pour la plupart étaient à l’époque simplement des sadiques, jouissant de leur pouvoir bestial et de la douleur de leurs victimes. Vladika Zénobe a déclaré qu’en exil, il avait reçu la permission de se retirer dans la forêt pour la prière, ce qui signifiait une confiance inouïe envers le prisonnier, car tout sortie dans la forêt était normalement considérée comme une fuite et un homme qui déciderait de le faire sans autorisation pouvait être tué sur place. Le dimanche et les jours fériés, il utilisait cette autorisation: il se rendait sur les rives d’un petit lac désert et priait. Vladika a dit qu’un jour, lors d’une fête de la Très Sainte Mère de Dieu, il avait reçu un signe de sa libération prochaine, mais il n’a pas dit ce qu’était ce signe.
Vladika avait un zèle particulier pour la prière à la Très Sainte Mère de Dieu. À la question d’un hiéromoine sur ce qu’il fallait faire pour rester fidèle au Christ et subir toutes les épreuves si les persécutions sanglantes contre l’Église recommençaient, le Métropolite Zénobe répondit : «Priez la Très Sainte Mère de Dieu et dites aussi souvent que possible «Mère de Dieu et Vierge, réjouis-toi…». Celui qui dit cette prière est gardé par la Sainte Vierge. J’étais en exil avec un évêque. Ils exigeaient de lui qu’il signe un papier attestant de ce qu’il avait participé à un complot contre les autorités; les noms de plusieurs soit-disant comparses étaient mentionnés. Il fut torturé pendant des interrogatoires, mais il survécut à la torture et ne trahit pas ses frères. Cet évêque m’a dit qu’il disait sans cesse la prière «Mère de Dieu et Vierge, réjouis-toi…» et la nuit, le canon à la Très Sainte Mère de Dieu Odigitria, qu’il connaissait par cœur. Il a dit qu’il ressentait la douleur, mais en quelque sorte, de manière étouffée, puis il s’évanouissait. Finalement, n’arrivant à rien, ils le laissèrent en paix».
En 1950, le Patriarche Kalistrate a nommé le Père Zénobe recteur de l’église Saint Alexandre Nevski à Tbilissi et l’a élevé au rang d’archimandrite. Alors, un logis lui fut affecté, près de l’église, composé de deux petites pièces. Par la suite, lorsqu’il devint évêque, ces deux pièces devinrent ses appartements épiscopaux.
Vladika Zénobe était un ascète dans le monde. Il pratiquait sa règle de prière la plupart du temps la nuit, et sa journée, du matin au soir, appartenait à l’Église et aux gens. La principale activité de prière de Vladika était, comme on l’a déjà mentionné, la prière intérieure de Jésus, qui n’était pas interrompue même pendant les conversations. Il est rare de rencontrer une personne dont la vie serait aussi inextricablement liée à l’Église que le fut la vie du Métropolite Zénobe.

Le Métropolite Zénobe, et les Saints Startsy Andronique et Seraphim de Ginsk

Il rassembla autour de son église des moines qui exercèrent diverses fonctions, principalement dans les chœurs. Après la seconde fermeture du Désert de Glinsk, beaucoup de ses moines trouvèrent refuge auprès de Vladika Zénobe. Il faisait en quelque sorte fonction d’higoumène pour les frères de Glinsk. Certains demeurèrent près de Vladika à Tbilissi, pour l’église Saint Alexandre Nevski, d’autres se retirèrent dans les ermitages de montagne, d’autres encore menèrent leur podvig dans les paroisses. Et il les aidait tous spirituellement et matériellement; il s’occupait d’eux comme un père de ses enfants. Où qu’ils se trouvent, les moines du Monastère de Glinsk savaient que chez l’Évêque Zénobe, ils trouveraient toujours de l’aide et du soutien. Certains d’entre eux sont restés en Géorgie pour la vie. Vladika fournit une maison à l’Archimandrite du grand schème Andronique (Loukach), alors que lui-même vivait près de l’église dans les deux petites pièces déjà mentionnées, semblables à une cellule monastique. Souvent, Vladika faisait secrètement l’aumône aux gens. Ce fut révélé par la suite et par hasard. Certains moines m’ont dit que lorsqu’ils se tenaient dans l’église, Vladika Zénobe, passant devant eux et bénissant, leur donnait discrètement de l’argent. Il assistait tous les jours à tous les offices célébrés dans l’église, et lors de la Liturgie, il extrayait de nombreuses parcelles pour les vivants et les défunts, pour ceux qu’il connaissait et pour qui on lui demandait de prier. Dans l’autel, au lieu du trône épiscopal, il avait une stasidia (siège spécial en bois pour les moines, placé contre le mur). Dans sa vie personnelle, Vladika se distinguait par sa simplicité et sa modestie, mais les offices à l’église étaient célébrés avec solennité et majesté.
De nombreux prêtres et confesseurs expérimentés venaient spécialement à Tbilissi voir le Métropolite Zénobe. Le Père Savva [Ostapenko, du Monastère des Grottes de Pskov-Petchory. N.d.T.] rendit plusieurs visites à Vladika, lorsqu’il allait à Signakhi auprès des reliques de Sainte Nina et à d’autres sanctuaires. Il disait de lui qu’il était l’exemple même de l’évêque ascète qui, du matin au soir dans l’église et avec les gens, n’abandonnait jamais, malgré ses nombreuses obligations, la prière de Jésus. Il a dit que le Métropolite Zénobe était la preuve de ce que dans le monde, on peut préserver la prière de Jésus, et que la justification de ceux qui ne pratiquent pas à la prière de Jésus en prétextant leur emploi du temps ne peut être valable. Un jour, je lui ai posé cette question: «Et si Vladika Zénobe dit autre chose que vous, que dois-je faire?». Il répondit immédiatement: «Écoute Vladika Zénobe». Après la mort du Métropolite Zénobe, le Catholicos-Patriarche de toute la Géorgie, Élie II (Chiolachvili), a donné sa bénédiction pour l’enterrer dans l’église. «Il est bon que Vladika soit avec nous non seulement en esprit, mais aussi par son corps», a déclaré le Patriarche. Sur la tombe de Vladika Zénobe, il y a toujours des fleurs, signe de la mémoire reconnaissante de ses ouailles envers leur guide et père.
Parmi les saints, le défunt Métropolite aimait particulièrement Saint Nicolas et conseillait de s’adresser à lui dans toutes les tribulations et pour tous les besoins, et si on en a la possibilité, de lire aussi souvent que possible l’Acathiste à ce grand thaumaturge. Il aimait aussi prier le Saint Martyr Jean le Guerrier et Saint Seraphim de Sarov. Dans les dernières années de sa vie, il reçut secrètement le grand schème et le nom de Seraphim. À propos de lui, Comme de Saint Seraphim, on peut dire les mots du tropaire: «Dès ton jeune âge tu as aimé le Christ».
Après la mort du Métropolite Zénobe, je l’ai vu deux fois en rêve. Premier rêve. Après l’enterrement, il est couché dans le cercueil, comme vivant. Il fait nuit. L’église est fermée. Quelqu’un frappe du côté de la cour à la porte de l’église et demande au Métropolite de le bénir. Il se lève, tend la main pour la bénédiction, et soudain son bras s’allonge et atteint la porte du temple; il bénit et se couche de nouveau dans le cercueil. Je pense que le sens du rêve était le suivant: Vladika répond rapidement aux prières des gens; même ceux qui, par leurs péchés, sont au-delà ses portes de l’église (comme dans les temps anciens, ceux qui portaient une épitimie), ne sont pas privés de son aide et de sa bénédiction, et sa prière pour eux s’élève jusqu’au Trône de Dieu. Deuxième rêve. Également de nuit. L’église est éclairée et Vladika s’y promène, inspectant soigneusement chaque coin. Donc, il ne nous a pas quittés, il est ici, il est comme vivant avec nous, il visite invisiblement l’église de laquelle il fut recteur pendant trente-cinq ans.
Quand, du vivant de Vladika Zénobe, je l’ai interrogé au sujet de la prière de Jésus, il m’a dit qu’il ne fallait pas chercher à atteindre un niveau élevé, une concentration particulière de la pensée, mais qu’il fallait dans la simplicité du cœur dire la prière au Dieu vivant qui est proche de nous, comme notre âme. Il a conseillé de profiter des moments de solitude et de chasser les pensées par la prière de Jésus. Cette prière, Vladika la considérait comme supérieure à la lecture des livres. Il a répété que la prière de Jésus se greffait sur le cœur humble. À ses proches, Vladika Zénobe dit qu’il avait acquis la prière de Jésus dans sa jeunesse, lorsqu’il vivait au désert, et qu’il essayait de la préserver dans le monde. Avant la chirotonie épiscopale, Vladika ravivait parfois ses obédiences monastiques: il cousait une soutane, il fabriquait un chotki de pierres. Par les prières de la Très Sainte Mère de Dieu, les portes des prisons et des camps s’ouvrirent devant lui à plusieurs reprises, alors qu’on les ouvrait d’habitude seulement pour évacuer les cadavres. Et maintenant, nous croyons que, par les prières de la Très Sainte Mère de Dieu et de Saint Seraphim, il reçoit dans les Cieux la vraie liberté et la joie éternelle.
Traduit du russe
Source