L’article ci-dessous est la suite de l’étude de l’histoire de la formation du Canon de l’écriture du Nouveau Testament entamée avec le texte (traduit ici en cinq parties) «Le Nouveau Testament aux temps apostoliques». Le Saint Hiéromartyr, alors Archimandrite Hilarion, y examine la place des livres et la constitution progressive du Nouveau Testament dans l’Église chrétienne dans la période historique qui suivit celle des Apôtres, le temps des apologistes et des auteurs de polémiques anti-gnostiques. Le texte original compte 99 notes de bas-de pages; toutes sont des références (Épiphane de Chypre, Saint Eusèbe, Saint Irénée, Tertullien, etc.). Pour la simplicité de la lecture, nous avons omis ces notes et renvoyons à l’original ceux qui souhaiteront les examiner.

Eusèbe de Césarée

Les montanistes considéraient tout différemment le Nouveau Testament. Le montanisme, c’était une nouvelle prédication. C’est ainsi que les montanistes eux–mêmes se nommaient, c’est ainsi que leurs adversaires, les écrivains de l’Église les désignaient. L’historien de l’Église Eusèbe de Césarée mentionne la citation d’un auteur inconnu («anonyme») sur les débuts du montanisme «Un homme du nom de Montan, du nombre des nouveaux croyants, mu par un désir excessif de primauté, fut soumis à l’influence de l’adversaire et tomba soudain dans un état de possession et de frénésie. Il commença à parler et à raconter des choses étranges, c’est-à-dire à vaticiner contre les usages admis depuis les temps anciens». La Phrygie fut la patrie du montanisme, là où les cultes extatiques orientaux, comme le culte de Cybèle, étaient répandus. La prophétie montaniste fut un phénomène du même ordre. Selon les données historiques, elle était exceptionnellement extatique. Les prophètes montanistes n’avaient plus la maîtrise d’eux-mêmes, «parlant de manière insensée, inappropriée et étrange». Leurs paroles étaient celles des extatiques ; ἐκστατικού όηματα. Montan a dit: «Voilà, l’homme est comme une lyre, et je la touche et elle résonne; l’homme dort, et je suis éveillé; ainsi le Seigneur mène à l’extase le cœur de l’homme, et donne un cœur aux hommes». Ce n’est pas par hasard que Tertullien écrivit, en défense de la prophétie montaniste, un essai sur l’extase (essai qui ne nous est pas parvenu). L’extase pour Tertullien était une privation de sens, une sorte de folie : «Quand l’homme est dans l’esprit, surtout quand il contemple la gloire de Dieu ou quand Dieu parle à travers lui, il est nécessaire qu’il sorte des sens, «adombré» (obumbratus) par la puissance divine; il existe à ce sujet un différend entre nous et les psychiques». Effectivement, les écrivains de l’Église, Miltiade par exemple rejettent clairement toute forme extatique de prophétie, affirmant que le prophète ne doit pas parler en état d’extase : μή δεῖν προφήτην ἐν ἐκστάσει λαλεῖν. La prophétie montaniste fut qualifiée de «nouvelle», à cause de sa forme extatique. Selon Tertullien, les montanistes sont spirituels et il leur reconnaît des dons spirituels qu’on ne reconnaît pas aux «psychiques». La reconnaissance et la défense du Paraclet ont séparé les montanistes de l’Église. Les prophètes extatiques du montanisme avançaient de très fortes revendications. «Je suis le Seigneur Dieu tout–puissant, qui demeure en l’homme», dit par exemple Montan. «Ce n’est pas moi que vous écoutez, c’est le Christ», cria Maximilla; indiquant clairement que par sa bouche c’était le Christ qui parlait. «Je suis le Père, le Fils et le Paraclet», dit encore Montan. Parmi les montanistes, leurs prophètes jouissaient d’une très grande autorité, comme le dit Saint Hippolyte de Rome. «Hérétiques de nature, Phrygiens d’origine, soumis à des femmes, Priscilla et Maximilla, qu’ils considèrent comme des prophétesses, disant qu’en elles, ils ont reçu le Paraclet, ils se sont écartés du droit chemin. Avant elles, ils ont glorifié un certain Montan qu’ils qualifièrent de prophète; avec leurs livres infinis (βιβλίους ἀπείρους), ils divaguent, refusant de soumettre ce qu’ils disent à la raison et d’écouter ceux qui sont à même de juger. Renonçant à raisonner, ils se laissent guider par leur foi, affirmant qu’ils ont ainsi appris q

Tertullien

uelque chose de plus grand que par la loi, les prophètes et les Évangiles. Ces femmes sont glorifiées plus que les apôtres et plus que tout don spirituel, de sorte que certaines d’entre elles osent dire qu’il y a en elles quelque chose de plus grand que le Christ».

L’auteur, complétant l’ouvrage de Tertullien «De praescriptione haereticorum», affirme également à propos des montanistes qu’ils disaient que l’Esprit-Saint était dans les apôtres, mais pas le Paraclet. A travers Montan le Paraclet a dit plus que le Christ dans l’Évangile, et pas seulement plus, mais même mieux et de façon plus élevée. Tertullien, fervent défenseur du montanisme, tente d’assurer que les nouveaux prophètes ne nient pas le Christ et Sa révélation du Nouveau Testament. L’hérésie déforme toujours la Règle de la Foi; le Paraclet n’introduit rien de nouveau. Le Paraclet n’est que le «vicaire» du Seigneur. «Nous et eux (les psychiques) avons la même foi, le même Dieu, le même Christ, le même espoir, le même sacrement du baptême. En un mot, nous sommes une seule Église». Cependant, les écrivains de l’Église qui s’opposaient au montanisme n’étaient pas d’accord avec cela, et pas seulement parce que, comme le remarque avec malice Tertullien, les prophètes montanistes enseignent plus souvent le jeûne que le mariage, c’est-à-dire qu’ils imposent une discipline stricte. En effet, Tertullien lui-même a développé la théorie particulière du perfectionnement progressive de la révélation, en comparant celle-ci à un arbre qui pousse progressivement à partir d’une graine : d’abord, la vérité de Dieu fut comme un germe, puis, par la loi et les prophètes, elle fut amenée à l’enfance; ensuite, par l’Évangile, elle a été portée à l’adolescence; enfin, par le Paraclet, elle est parvenue à l’âge mûr. Mais s’il en est ainsi, il est évident que le Paraclet remplace le Christ et Sa révélation. Tertullien évite d’arriver ouvertement à une telle conclusion, bien qu’il parle de la prééminence du Paraclet par rapport aux apôtres. «Si le Christ a rejeté les préceptes de Moïse, pourquoi le Paraclet ne pourrait-il rejeter ce que Paul a déterminé?». l’Apôtre Paul parle du siècle à venir: «…quand sera venu ce qui est parfait, ce qui est partiel prendra fin»(1Cor.13, 10). Les montanistes virent en cela une prophétie sur les temps du Paraclet, quand le parfait viendra. Didyme d’Alexandrie a rejeté cette opinion des montanistes. Elle est également visible chez Tertullien, qui qualifie l’Apôtre Paul de celui qui promet les dons futurs. De toute évidence, le montanisme a voulu présenter une nouvelle révélation qui devait remplacer la Révélation du Christ et des apôtres, contenue dans le Nouveau Testament. «Les membres de l’Église qui ne reconnaissent pas le Paraclet sont des hommes d’âme et de chair seulement, dépourvus d’esprit, tandis que les montanistes sont des hommes spirituels». La foi des psychiques est spirituelle, animalis. C’est ainsi que les montanistes calomnièrent plus abruptement encore toute la Sainte Église conciliaire. Il est particulièrement important pour nous dans le cas qui nous occupe, que la révélation montaniste puisse avoir créé ses livres saints, pour ainsi dire, son «nouveau testament». La question de savoir si les montanistes avaient leurs propres livres saints est controversée, car les données historiques disponibles ne suffisent pour y répondre. Une seule chose est claire : la parole des prophètes montanistes faisait autorité, et elle dut donc être préservée.

Saint Épiphane de Chypre

Nous avons déjà vu que des écrivains de l’Église tardifs, tels qu’Épiphane de Chypre et Didyme d’Alexandrie citent littéralement les paroles des prophètes montanistes. Hippolyte de Rome témoigne que les montanistes ont des «livres sans fin», de Montan, Maximilla et Priscilla, et qu’ils vénèrent les paroles des prophètes qu’ils lisent plus que les Évangiles. Tertullien lui-même cite à plusieurs reprises des paroles du Paraclet littéralement, comme s’il les empruntait à un recueil. Dans son essai «De fuga in persecutione» après les paroles du Nouveau Testament, il ajoute des paroles du Paraclet, introduites par : «Ainsi, ailleurs…» (Sic et alibi). Et suit la citation. Dans un autre passage, les paroles suivantes se rapportent au Paraclet : «J‘ai le Paraclet lui-même qui parle dans les nouveaux prophètes». Et: «D’eux et du Paraclet par la prophétesse Prisca…». L’Anonyme cité par Eusèbe de Césarée mentionne les paroles de Maximilla précédées par cette remarque : «L’esprit ne parle pas par Maximilla de la même façon que par Astérios Ourvanos». Il existait un livre, portant probablement ce genre de titre grec : Λόγος κατὰ Ἀστέπιον Ὀρβανόν. Ce titre rappelle le style d’écriture des Évangiles. Apollonius, écrivain de la fin du IIe siècle, note au sujet du montaniste Thémisone «Il a osé, en imitant l’apôtre, composer une épître conciliaire (καθολικήν τινα ἐπιστολήν), instruisant ceux qui étaient meilleurs que lui dans la foi, de défendre une vaine doctrine, et de blasphémer contre le Seigneur, les apôtres et la Sainte Église». Au tout début du IIIe siècle, un érudit nommé Caïus mena à Rome un débat avec le montaniste Proclus. Le débat a fut consigné par écrit et le document conservé jusqu’à l’époque de l’historien Eusèbe. Celui-ci rapporte d’ailleurs que Caïus, dans cette dispute, dénonce l’impudence et l’audace de ses adversaires dans leur rédaction de nouvelles écritures (καινὰς γραφάς).Peut-être toutes ces données historiques ne suffisent-elles pas reconnaître que les montanistes avaient un troisième «nouveau testament», mais il est certain que les paroles des prophètes montanistes n’étaient pour les montanistes eux-mêmes pas moins revêtues d’autorité que celles du Christ et des apôtres, et parfois même, elles étaient la plus haute autorité. Parfois, Tertullien lui–même a tendance à qualifier par rapport à la révélation du Paraclet, toutes les écritures des deux Testaments comme «la première écriture», pristina instrumenta, la nouvelle prophétie révélant tout ce qui semblait incompréhensible dans les écritures, dans toutes les paraboles, et Tertullien appelle à puiser à cette source la doctrine parfaite. Par la suite, nous verrons que les écrivains de l’Église, contrairement au montanisme, insistent sur le caractère fini de la révélation du Nouveau Testament et du Canon du Nouveau Testament. De toute évidence, le montanisme constitua un danger en cette matière : il ouvrait fondamentalement aux paroles nouvelles des prophètes exaltés la porte de la série des livres saints. (A suivre)
Traduit du russe
Source