Le texte ci-dessous est la traduction (en deux parties) d’un original russe publié sous le titre «Sois forte, mère! Tu as vu quelqu’un qui a enduré plus et qui a eu le pouvoir d’aimer! L’Archimandrite Kirill (Pavlov) dans les mémoires de son auxiliaire de cellule, la moniale Euthymia (Axamentov)» («Крепись, мать! Ты видела того, кто терпел поболее и имел силы любить!»). Le texte a été mis en ligne sur le site pravoslavie.ru le 10 mars 2022. Il y est précédé de l’introduction suivante. La moniale Euthymia (Aksamentova) passa plus de deux décennies de sa vie, à commencer par sa jeunesse monastique, aux côtés de l’Archimandrite Kirill (Pavlov). Elle est son disciple, son enfant spirituel. Mais nous avons décidé de parler avec la moniale Euthymia non seulement du Père Kirill, mais aussi des justes et de ce qu’est être juste, de la façon dont c’est possible dans le monde moderne, ce qui nous manque pour au moins en approcher.

Matouchka Euthymia, il y eut beaucoup de justes dans votre vie, pas seulement le Père Kirill ; pourriez-vous parler brièvement de ceux d’entre eux qui jouèrent un rôle qui orienta votre vie?
Bien sûr, je pourrais commencer à énumérer des noms, connus de bien d’autres que moi, à commencer par l’Archimandrite Adrian (Kirsanov) qui me donna sa bénédiction quand j’étais encore toute jeune, pour entrer au monastère. C’était ma première rencontre avec un homme possédant le don de clairvoyance. A cette période de ma vie, je ne cherchais que timidement mon chemin, mais j’avais fermement compris une chose: je n’avais pas de place dans le monde qui m’entourait, je ne survivrais tout simplement pas. Et ce n’était pas dû à certaines situations socio-politiques, mais simplement une perception de moi-même… en Passant, au départ, je ne cherchais pas de «startsy clairvoyants» et, on peut dire que je me suis retrouvée par hasard aux grottes de Pskov-Petchory, faciles d’accès à l’époque déjà, depuis Leningrad.

Et voilà que, le Père Adrian, tout droit sorti des pages des anciens paterikons, s’est adressé à moi par mon nom, bien qu’il ne me connaissait pas du tout, puis, après m’avoir extraite de la foule des pèlerins, il m’a conduite dans la pièce où il recevait, et où je n’ai même pas eu le temps d’ouvrir la bouche. Tout mon chemin de vie était devant cet homme comme dans la paume de sa main, même le dernier souffle de ma vie… Et j’ai remercié le Seigneur de ce que mon désir de devenir moniale coïncidait avec Sa volonté toute bonne.
Une autre vraie femme juste rencontrée sur mon chemin fut l’higoumène Georgia (Chtchoukine), qui m’étonna, toute jeune novice, par son cœur miséricordieux et sa clairvoyance…Voici juste un épisode caractéristique: depuis décembre 1989, nous, les jeunes habitants de Pioukhtitsa, sous la direction de l’higoumène, avons travaillé à la restauration du Monastère de Saint-Jean à Saint-Pétersbourg sur la Karpovka. Pour tous les novices, vous savez, elles sont difficiles, les premières années de cette vie inhabituelle pour eux. L’higoumène nous surveillait avec sévérité, mais je n’oublierai jamais avec quelle tendresse sincère elle s’est excusée auprès de nous lorsqu’à notre demande d’aller au zoo (c’était un cadeau promis depuis longtemps pour notre travail acharné) elle a dû répondre par refus. Je me souviens de la première fois qu’elle m’a imposé des grandes métanies; il n’y en avait que sept! Mais à la première occasion, elle a compensé sa rigueur par des éloges publics. Et j’étais si heureuse de ces métanies; pour moi, c’était un signe que j’étais enfin moi-même parmi les miennes, et que je pouvais être réprimandée! Mais je voudrais faire remarquer que parfois dans la vie, ce sont pas seulement des «célébrités» ou des personnes de haut rang qui jouent un rôle d’orientation. Combien de soutien spirituel et humain inestimable ai-je reçu de gens merveilleux dont je suis peut-être la seule à avoir être témoin de ce qu’ils étaient des justes…
Avant d’entrer au monastère, je connaissais une famille de Saint-Pétersbourg, le père à moitié aveugle, un soldat de première ligne, «détenu» sur base de l’article 58, et un fils, un jeune homme solitaire qui se consacrait à son père, à prendre soin de lui. Ce jeune homme ne se permettait même pas de balayer la pièce, si pour quelque raison, son père en était gêné ou simplement irrité… En regardant leur existence simple, paisible, faite de respect mutuel, et à quel point ils la partageaient généreusement avec d’autres, je me disais: «Apprends! Voici de vrais moines!» Ces exemples et bien d’autres sont restés dans la mémoire de mon cœur, comme une grande miséricorde de Dieu, comme un don de la grâce…

Monastère de Pioukhtitsa

Et encore ceci. A la fin des années 1980, à Pioukhtitsa, il y avait une abondance de dignes moniales à la vie juste, de simples moniales à la spiritualité remarquable! Je ne doute pas qu’il y en avait aussi, et qu’il y en a encore, dans d’autres monastères, mais je mentionne ce que j’ai pu observer de mes propres yeux. Dommage que je vécus trop peu de temps à Pioukhtitsa pour apprendre de ces sœurs et acquérir semblable expérience… Les plus âgées de ces moniales décédèrent dans les années 1990′ déjà, mais aujourd’hui encore, là-bas, vivent celles qui continuent leur humble podvig. Dans le monde, elles sont évidemment inconnues, mais elles sont nos contemporaines.
Nous vivons aujourd’hui dans un monde turbulent et imprévisible. Chaque jour il y a des événements que nous ne pouvions même pas imaginer hier… Peut-être arrive-t-il que quelqu’un vous demande: «Et comment le Père Kirill réagirait à cela? Que dirait-il de ça?» Je comprends toute l’incorrection de ces questions: après tout, de cette façon, nous lui attribuerions nos propres pensées et opinions. Mais-pouvez-vous dire que vous avez reçu du père de Kirill une sorte de clé universelle pour toutes les situations possibles?
Question difficile… Je dirais plutôt que je sens que, grâce à certains conseils de mon père spirituel, j’ai ma propre clé particulière. C’est ma clé à moi. Non pas parce que je sois tellement unique, mais simplement parce que c’est comme ça que ça marche. La conscience de chacun doit ressentir quelque chose de semblable lorsqu’il prend des décisions. Vous pouvez appeler cela un diapason spirituel intérieur, probablement. Mais il n’y a pas de modèle commun. Je me souviens des craintes qui ont renversé les gens pendant la longue histoire du numéro d’identification fiscale: aucune de nos sœurs au Patriarcat, quand j’y accomplissais mon obédience, ne voulait donner son passeport, à cause de ces craintes. Je ne me souviens plus maintenant pour quelles procédures ces passeports étaient alors nécessaires, mais on m’a appelée, comme on dit, «à me rallier au peuple» et à ne pas le donner non plus. Je regimbai contre cet aiguillon; complètement indifférente à cette histoire de numéro d’identification fiscale, je me rendis directement dans le bureau du Patriarche et déposai tranquillement mon passeport devant lui. Il fut tellement ému, en ces jours sinistres, qu’il me serra dans ses bras en me disant : «Comme tu comprends bien!». Il y avait tant de remue-ménage autour du fait que le Père Kirill aurait été catégoriquement opposé au numéro d’identification fiscale, et tout cela introduisit même certaines tensions dans sa relation avec le Patriarche Alexis. C’est-à-dire que si nous étions plus attentifs aux hommes de Dieu, si nous écoutions de tout notre cœur et très sérieusement ce qu’ils veulent nous dire, nous vivrions, en effet, notre vie dans toute son authenticité: elle ne serait peut-être pas simple, ni facile, mais ce serait notre vie…
J’ai l’impression, peut-être ne serez-vous pas d’accord avec moi, que la vie de juste en tant que norme de vie est perdue aujourd’hui. C’est cette justice tranquille des obscurs et pauvres batiouchkas de village qui n’émerveillaient personne, qui n’attiraient personne… et dont nous lisons les nécrologies détaillées dans les «Feuillets Diocésains» d’avant la révolution. Justice et simplicité. L’homme moderne, même sincèrement croyant et aspirant au bien, est complexe, confus, contradictoire, tout en problèmes douloureux. La vie au multiples difficultés l’attaque de tous les côtés, le secouant et le retournant, l’épuisant et le dévastant. Il n’y a plus de silence en l’homme, il y a une cacophonie mentale-émotionnelle constante. Peut-on aujourd’hui revenir à la vie de juste, à la simplicité et au silence? Le Starets Kirill ne fut-il pas le «dernier des Mohicans»?
Ce monde, comme nous le savons vous et moi, se serait effondré il y a longtemps si les justes n’existaient plus du tout… «Il n’y a pas de village sans un juste», n’est-ce pas?.. Ils sont toujours là et, comme je l’ai dit plus haut, ils ne sont pas nécessairement largement connus. Ou, selon vous, personne ne va vers eux. Peut-être une telle obscurité les garde-t-elle de l’hypocrisie et du jeu d’acteur avec lesquels beaucoup masquent avec succès leur indifférence au podvig moral…
Les temps présents ne favorisent pas vraiment l’homme à se consacrer profondément et fondamentalement, par exemple, à l’examen de ses pensées et de ses actions à la lumière des commandements de l’Évangile. Beaucoup de tentations extérieures, de pièges… D’où cette cacophonie mentale-émotionnelle, comme vous le dites. Mais le choix nous appartient. Le chemin de beaucoup de chrétiens aujourd’hui est même tragique, mais si quelqu’un cherche Dieu, si pour lui la voix de la conscience n’est pas un son vide et si elle travaille sur son âme, cela sera payant. Peut-être que le silence et la paix souhaités seront rares, mais le cœur informera un tel travailleur de la justesse de son chemin. Et il sera heureux, je pense. (A suivre)
Traduit du russe
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