ma-vie-livreLe livre de Geronda Ephrem de Philotheou «Mon Geronda Joseph, l’Ermite et Hésychaste» fut publié en 2008 à Athènes. Cette publication constitua un véritable événement dans la vie spirituelle des Orthodoxes grecs. Il fut lu pendant le repas dans tous les monastères de Grèce. En 2011, avec la bénédiction de Geronda Ephrem, le livre fit l’objet d’une traduction en russe, et y furent intégrés de nombreux éléments qui n’avaient pas été inclus dans la version originale. (Le livre russe ne porte d’ailleurs pas le même titre que le livre grec, et son organisation en chapitres est différente). Le texte lui-même du livre est la transcription des enregistrements de récits et souvenirs narrés par Geronda Ephrem à ses enfants spirituels. La Lorgnette de Tsargrad propose la traduction d’extraits de la version russe du livre, qui s’intitule «Ma Vie avec Geronda Joseph» (Моя жизнь со Старцем Иосифом). Troisième extrait.

Chapitre quatrième. Éduqué par le Seigneur.
Quand j’étais novice, mon orgueil était plus grand que ma taille. Je pensais que j’étais quelqu’un, parce que dès l’enfance j’avais mené une vie dure, parce que ma mère était une mère-ascète, parce que mon père spirituel était un hiéromoine athonite qui nous maintenait strictement dans le cadre des règles de l’Église et du monachisme. Toute ma vie, jusqu’à mon arrivée à la Saint Montagne, avait été parfaitement immaculée et pure. Je ne déviais ni à gauche, ni à droite. Bien entendu, tout cela avait pu se produire seulement par la grâce de Dieu.
Les gens incapables d’évaluer correctement les choses de la vie spirituelle faisaient bruyamment mon éloge et me prenaient pour un saint. Ces nombreux éloges me faisaient croire que j’avais déjà atteint le troisième ciel. Ces louanges me firent grand tort et j’en étais inconscient. J’étais infecté par le microbe et je ne m’en rendais pas compte. J’étais aveuglé par l’orgueil et la vaine gloire.
Mais Geronda savait parfaitement voir les choses telles qu’elles étaient. Son regard aiguisé avait remarqué la bête qui vivait en moi. Et il entreprit de la tuer. Il aiguisa donc la lame de l’obéissance et commença à en frapper la bête. Il savait frayer parfaitement le chemin de l’humilité, c’est pourquoi le temps de mon noviciat ne fut rien d’autre que celui d’une éducation intense et sévère. J’étais tombé entre les mains d’un maître savant. Il voyait à travers mon âme, et dès le premier jour, il la guérit. Il avait décidé de transformer une bûche en homme. Geronda ne me laissait jamais tranquille. Son amour paternel m’éduqua d’une façon qui s’il fallait la narrer, elle semblerait invraisemblable à certains. Geronda Joseph me faisait sans cesse des reproches, me houspillait, m’offensait ; c’était le remède qui devait guérir mon âme. Il savait que seules les railleries et les offenses sont utiles à l’âme, car celui qui parvient à les endurer acquiert une couronne, alors que l’orgueil et la vaine gloire détruisent l’âme. De tous les côtés il m’envoyait de puissants coups de marteau pour éliminer en moi tout ce qui était rouillé. Cette rouille, je l’ai remarquée quand il commença à me faire des reproches et des remarques. Mais je n’ai, évidemment par la grâce de Dieu, jamais ouvert les lèvres pour demander «Pourquoi ? Qu’ai-je fait?»

Geronda était très sévère. Il me mettait en bouillie. Chaque jour, il me dégrossissait « à la hache », comme on dit. Que ne m’a-t-il pas fait ! Quand il voulait s’entretenir avec moi, il recourait pour m’appeler à tous les termes et les plus humiliants, avec les épithètes assortis. Quel martyre c’était! Au cours de toutes ces années que j’ai passées à ses côtés, je ne l’ai entendu prononcer mon nom qu’à deux reprises. D’habitude, il m’appelait en disant stupide, ‘deux mains gauches’, bébé, petit, et autres sobriquets du même tonneau. Il ne m’appelait jamais par mon nom. Mais quel amour se cachait derrière cette causticité sophistiquée, quelle motivation pure derrière ces offenses! Et non seulement, il me houspillait, mais il me donnait parfois des claques. Et je lui disais «Frappe Geronda, que mon orgueil se fende ». Bien sûr, tout cela m’arrivait parce que j’en avais besoin ; pour expulser mon orgueil je devais bien déguster tout cela.
Bien entendu, je souffrais quand il m’offensait, c’est-à-dire quand il soignait ma blessure. Mais mon âme manifeste aujourd’hui une immense gratitude à ces interventions chirurgicales mises en œuvre par ses paroles pures et pareilles à des scalpels. Mais ma fierté renâclait, disant : «Pourquoi donc est-ce envers toi seulement que Geronda manifeste une telle sévérité ? Pourquoi t’offense-t-il?» Pourquoi, oui, pourquoi. L’orgueil enflait en moi, afin que je proteste, car c’était une tentation, c’était le démon. Mais à l’aide de la guidance de Geronda et de l’instruction divine, je menais une lutte serrée contre les passions qui m’habitaient. Sans cesse, je devais étouffer la bête, la battre, car je savais que si cette bête ne mourait pas, elle m’écraserait sous ses attaques. Mais gloire à Dieu, par les prières de Geronda et de ma mère, pendant toutes ces années, je n’ai pas répliqué fut-ce une fois à Geronda. J’ai accepté tout cela car je sentais l’orgueil en moi et je me disais : «Tu as ce que tu mérites». Jour et nuit les réprimandes pleuvaient, chaque jour. Oh, oh, oh, qu’est-ce que Geronda me fit endurer! J’avais du mal à reprendre mes esprits entre les volées. Je crucifiais mon âme pour parvenir à la résurrection. Je souffrais et me retirais dans ma cellule, me tournant vers le Crucifié et disais en pleurant «Toi, alors que tu es Dieu, tu as dû endurer les insultes et les injustices de la part d’une foule de pécheurs. Mais moi, je suis pécheur, habité par les passions, et je ne supporterais pas la moindre offense ? Geronda agit de la sorte car il m’aime, parce que son but, c’est mon salut». Et je sentais mon âme se renforcer afin d’endurer la crucifixion. Je souffrais aussi parce que j’étais faible d’âme. C’était jusqu’au sang qu’il fallait lutter pour se débarrasser de la passion grande et insensée qu’est l’orgueil, hérité d’Adam. Par les prières de Geronda, je repoussais les pensées, je les contrais, j’entrais en guerre contre elles. «Que cela soit béni» était ma réponse à Geronda. J’essayais de me placer au-dessus des pensées. Je pleurais car la passion regimbait. Mais petit à petit, je me débarrassai de cette infirmité. Ce fut pour moi l’étape initiale, je n’avais encore surmonté aucune tentation, je n’étais réellement capable de rien, tout maigre, avec de la fièvre en permanence. Ce fut une vie difficile, mais si belle.

Cela faisait quelques jours que je n’avais vu Geronda ; j’allais vers lui. Il me demanda «Écoute, petit, c’est à peine si tes jambes te portent ! Dis-moi ce que tu ferais si un frère venait à perdre patience avec toi, commençait à crier et à te frapper»? Je répondrai «Pardonnez-moi». Tu répondrais «Pardonnez-moi»? «Mais que devrais-je répondre d’autre?» «C’est bon, nous verrons bien». Et il me renvoya. Quelques jours s’écoulèrent, et il pensa que j’avais sans doute oublié notre entretien. C’était un vendredi, et samedi matin, le Père Ephrem devait venir célébrer la liturgie. Geronda arriva et dit : «Écoute, demain, tu chanteras. Entretemps, exerce-toi un peu». «Que cela soit béni». Mais comment aurais-je pu connaître les chants? Quand j’étais dans le monde, je ne chantais pas. J’écoutais comment les chantres chantaient, et je retenais un peu ‘à l’oreille’.

La petite église du Saint Précurseur

Nous entrâmes dans la petite église dans la grotte. Chacun y avait sa place : dans la stasidia de droite, Geronda, dans celle de gauche, le Père Arsenios, au milieu, moi. Le Père Athanasios se tenait debout derrière et le Père Joseph, à la place du lecteur. La divine liturgie commença et arriva le moment de la petite entrée. Comme c’était samedi, et qu’on avait préparé une koliva, il fallait chanter lors des tropaires «Avec les Saints, donne le repos…» et Geronda me dit «Chante ‘Avec les Saints’». Malheureusement pour moi, je ne connaissais que la mélodie lente que j’avais entendue chanter lors des panichydes quand j’étais dans le monde. Je ne connaissais pas la mélodie rapide en usage à la Sainte Montagne. Et je commençai le chant très lentement : Aaaaaaaveeeec leeees saaaaaiiiiinnnts… Oh la la! Il me mit une taloche en pleine église! Elle a bien sonné! Geronda avait la main légère comme celle d’une jeune fille, mais quand il te mettait une claque… Mieux vaut ne pas en parler!
«Mais que chantes-tu là? Qu’est-ce que cette mélodie ? Imbécile ! Est-ce comme cela qu’on chante, idiot?!» Dans le sanctuaire, le prêtre était pétrifié. «Pardonne-moi, Geronda» «Est-ce une pannichyde que nous célébrons?» «Pardon, Geronda» «Pécheur! Dès la fin de la liturgie tu te mettras près de la porte de l’église et tu t’inclineras profondément et quand chacun passera à côté de toi, tu demanderas pardon, comme celui qui succombe à la tentation». Et à la fin de la liturgie, alors que j’avais communié, je me mis à genoux près de la porte et dit : «Pardonnez, pères, j’ai succombé à la tentation, pardonnez, je suis un pécheur».
Voilà comment Geronda pouvait être sévère, mais il était tellement bon.

Je me souviens, d’un jour de fête des Saints Apôtres. Le Père Ephrem de Katounakia arriva, pour célébrer la liturgie. Je devais préparer son repas la veille et le lui réchauffer le jour même. Geronda prenait grand soin du Père Ephrem car le Père Nikiforos ne le nourrissait guère, alors qu’il était fort malade. Geronda le nourrissait comme il faut pour qu’il se sente bien quand il venait célébrer chez nous. Geronda disait : «S’il lui arrivait quelque chose, ce serait grave pour nous, nous n’aurions plus de prêtre. Donne-lui bien à manger pour qu’il prenne des forces».
Je ne sais pourquoi ce jour-là j’avais dû préparer le repas à l’avance. Je me suis levé et j’ai commencé à préparer le repas du père Ephrem. Geronda est arrivé près de moi, et me mettant la pression, il dit «Tu es incapable de cuisiner, petit empoté. Tu cuisines comme dans le monde et tu veux qu’un moine mange ça!» Mais où donc aurais-je appris la manière de cuisiner? Je ne m’y connaissais guère en cette matière. A la maison, c’est maman qui cuisinait. Je ne savais pas comment faire frire un œuf. C’est Geronda qui m’a appris tout cela. Lorsque j’eus terminé, il me dit «Allons, idiot, porte vite tout ça». Je pris la nourriture et l’apportai au Père Ephrem. « Et disparais de ma vue ! Baisse-toi, que mes yeux ne te voient pas et hâte-toi dans ta cellule». «Que cela soit béni». Je pris la bénédiction de Geronda et me dirigeai vers ma cellule qui se trouvait tout à côté. Je grimpai les marches en courant et entrai. A peine avais-je mis le pied à l’intérieur que Dieu répandit Sa grâce et me fit voir la présence des Saints Apôtres! Voilà ce qu’est la grâce, voilà comment était Geronda! Je fus trouvé digne de la visite de Dieu. Quelle vision bénie! Un torrent de larmes s’écoula de mes yeux. Non parce que Geronda m’avait houspillé, mais parce que j’étais incapable de contenir la joie et l’allégresse nées de la présence des Saints Apôtres. C’était leur fête, et comme les apôtres qui subirent des offenses pour le Christ, furent tournés en ridicule, battus, fustigés par les scribes et les pharisiens, couverts d’outrages, le Christ Lui-même avait vu que je menais le combat ascétique de mon propre abaissement, et Il m’avait envoyé Sa grâce. Je ne savais plus où j’étais, des rivières de larmes coulaient, la joie habitait mon âme. Je me disais «Quel bien Geronda m’a fait!» Beaucoup plus tard, les autres me dirent qu’à peine tournais-je les talons que Geronda me bénissait, alors qu’en ma présence, il me tançait.
Un jour, quand j’étais novice, le Père Ephrem arriva de Katounakia pour célébrer. Geronda m’appela : «Nourrisson, fais-nous du café». «Que cela soit béni». J’avais juste tourné le dos que Geronda murmura «Sois éternellement béni!» et il me bénit à plusieurs reprises.
Lors de la confession, jamais il ne s’adressa à moi avec brusquerie. Il m’expliquait pourquoi j’avais commis telle ou telle erreur, quelles en étaient les causes, en dévoilant les moindres détails ; de l’acceptation initiale d’une pensée jusqu’à son accomplissement dans les faits. Il m’exposait tout cela avec une clarté telle que je me disais «Il me connait mieux que moi-même». (A suivre)ge-phi-communaute