ma-vie-livreLe livre de Geronda Ephrem de Philotheou «Mon Geronda Joseph, l’Ermite et Hésychaste» fut publié en 2008 à Athènes. Cette publication constitua un véritable événement dans la vie spirituelle des Orthodoxes grecs. Il fut lu pendant le repas dans tous les monastères de Grèce. En 2011, avec la bénédiction de Geronda Ephrem, le livre fit l’objet d’une traduction en russe, et y furent intégrés de nombreux éléments qui n’avaient pas été inclus dans la version originale. (Le livre russe ne porte d’ailleurs pas le même titre que le livre grec, et son organisation en chapitres est différente). Le texte lui-même du livre est la transcription des enregistrements de récits et souvenirs narrés par Geronda Ephrem à ses enfants spirituels. La Lorgnette de Tsargrad propose la traduction d’extraits de la version russe du livre, qui s’intitule «Ma Vie avec Geronda Joseph» (Моя жизнь со Старцем Иосифом). Sixième extrait.

Chapitre septième. Nos Vigiles.

(Photo Romphea)
(Photo Romphaia)

Notre occupation essentielle, c’était les vigiles. Tout était organisé pour que nous puissions effectuer la prière nocturne dans les meilleures conditions. A cette époque, dans notre ermitage, la règle nous imposait d’interrompre le sommeil après le coucher du soleil, et d’entrer alors en prière. Nous nous levions et buvions alors une petite tasse de café, juste pour avoir un coup de pouce pendant les vigiles. Geronda nous avait ordonné de boire du café avant la prière nocturne. En étaient dispensés seuls ceux qui ne supportaient pas le café. Les frères malades ou faibles étaient autorisés à manger un peu pour prendre des forces. Après le café, nous faisions une métanie à Geronda et nous entrions dans le silence, nous ne disions plus un mot, chacun dans sa cellule. Et là, nous commencions prière et vigiles, selon le mode et la méthode que nous avait enseignés Geronda. Nous récitions le Trisagion et nous nous asseyions ensuite sur un petit banc et nous concentrions sur les afflictions, le souvenir de la mort, la crucifixion du Christ. Rien d’autre ne nous venait à l’esprit. Après notre réveil, le souvenir de la mort était omniprésent en nous. Geronda nous expliquait qu’après avoir dormi, l’esprit est reposé et pur. Et dans la mesure où il se trouve dans cette pureté et ce calme, le moment est idéal pour lui donner pour première nourriture spirituelle, le Nom du Christ. «Assieds-toi sur ton petit banc et commence avant tout à réciter ‘Seigneur Jésus christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi’, et après quelques minutes, réfléchis, pense à la mort». Voilà ce que nous enseigna notre bienheureux Geronda, dont la vie entière ne fut rien d’autre qu’un éveil permanent à la prière.
%ce%ba%ce%bf%ce%bc%cf%80%ce%bf%cf%83%cf%87%ce%bf%ce%af%ce%bd%ce%b9Nous restions assis dans nos cellules, dans l’obscurité. Nous avions le komboschini et les métanies, les métanies et le komboschini, rien d’autre. Je demeurais ainsi fermé sur moi-même pendant deux, trois heures, récitant la prière du cœur. Souvent, je restais assis pendant cinq heures. Lorsque mon esprit s’embrumait et que je commençais à incliner vers le sommeil, je sortais dans la cour. Geronda m’avait conseillé, quand je commençais à me fatiguer de la prière du cœur, de lire, de réfléchir à des sujets spirituels, de me rappeler mes péchés, et ensuite, de retourner à la prière du cœur.
Il me donnait ses instructions ainsi : «Tu vois, lorsque je ne trouve plus de consolation dans la prière, je chante doucement un tropaire, un deuxième, et puis je pleure. Je me souviens de la mort et des afflictions. Toi mon enfant, quand la prière ne va pas, quand elle ne se fait pas d’elle-même, tourne-toi vers les larmes, tu en tireras un bénéfice. Si tu n’en tires aucun bénéfice, tourne-toi vers la crucifixion du Christ. Si tu n’en tires pas de consolation, tourne-toi vers tes péchés. Si rien n’en sort, souviens-toi de tes faiblesses, remarque quand elles se manifestent, et le lendemain, tu pourras ainsi lutter contre elles ». Voilà une instruction bien exhaustive, sans tourner autour du pot, droit à l’essentiel, les yeux dans les yeux.

L’hiver, il faisait froid, mes os geignaient, mais nous n’avions ni alcool, ni kérosène. Les vigiles étaient un vrai combat, mais il s’agissait de véritables vigiles : de huit à dix heures de prières, de métanies, de souffrances et d’accablement, non pas de l’âme, mais du corps. Tout le confort présent aujourd’hui n’existait pas de ce temps-là. Quand il fallait écrire, on allumait une lampe à huile. Dans chaque cellule on disposait d’un grand support en bois en forme de T sur lequel nous prenions appui pour ne pas fatiguer les bras pendant que nous accomplissions notre règle. Quand le sommeil faisait mine de s’approcher, nous nous tenions bien droits et nous accrochions au komboschini. Et quand arrivait l’heure du repos, nous attrapions un coussin et nous nous endormions sur place.
L’été, chacun avait sa place dans la cour. Pour commencer, chacun priait dans sa cellule, autant de temps qu’il le souhaitait, et ensuite, quand la nuit était tombée, nous sortions dans la cour et y priions. Pour chacun d’entre nous, les vigiles duraient au moins huit heures. Nous pouvions aller dormir après huit heures de vigiles. Chacun essayait de rester le plus longtemps possible dans la prière du cœur, enfermé dans sa cellule, sans komboschini, sans lumière. L’un, une ou deux heures, l’autre trois, un autre encore, quatre heures ; autant que le corps pouvait supporter, et tant que la force ne venait pas à manquer à l’esprit. Moi, évidemment, étant le plus jeune et faible, je sortais dans la cour avant tous les autres et je priais avec le komboschini sur une pierre, à ma petite place. Geronda demeurait sept ou huit heures dans la prière du cœur. Après, il récitait l’office sur son komboschini, avec des métanies.
nuit-mont-athosGeronda veillait toujours à ce que nous restions dans un état de sobre attention. Nous ne savions ce qu’était la négligence, ce que signifiait dormir au moment des vigiles. Cela n’existait pas dans notre communauté. Geronda nous transformait en acier. Et il était le premier à l’être, de pur acier. J’étais le petit dernier, et donc le plus faible, d’âme et de corps. Mes frères étaient nettement meilleurs que moi.
Les vigiles devaient durer toute la nuit, selon notre typikon. Si nous pouvions dormir la veille au soir, il n’était pas question que nous nous endormions après, fût-ce à cause de la monotonie ou pour toute autre raison ; les vigiles devaient être accomplies! C’était notre typikon. Jamais on ne disait : «Je suis épuisé, j’ai travaillé et porté beaucoup de lourdes charges, je vais me reposer un peu». On ne pouvait déroger au typikon. Quel qu’ait été la fatigue du jour, les vigiles se déroulaient sans exception. Que l’on ait dormi ou pas au moment adéquat, nous devions être debout au coucher du soleil et commencer les vigiles. Le sommeil passait à l’attaque, tu n’en pouvais plus de le combattre ? «Tu dois faire les vigiles!», disait Geronda. Il n’admettait aucune dérogation, les frères n’étaient jamais dispensés des vigiles.

Le programme des journées ne souffrait aucun désordre. L’un ne pouvait se lever à une certaine heure et l’autre à une heure différente, ou ne pas aller se coucher. Si cela ne convenait pas à certains, ils allaient se trouver une place ailleurs. Chacun devait respecter les instructions, autrement, il ne pouvait demeurer parmi nous ; soit il quittait de lui-même, soit Geronda le faisait partir. Nous devions accomplir notre règle, mener intégralement notre combat ascétique.
Lorsqu’un prêtre venait chez nous, nous célébrions la liturgie au milieu de la nuit, après six heures de prière solitaire. L’hiver, à la fin de la liturgie, il faisait encore nuit. Nous allions dormir, et quand nous nous levions, l’obscurité régnait. Mais l’été, quand nous nous levions, il faisait clair. Toute la nuit nous demeurions isolés chacun pour soi. Nous nous rassemblions seulement pour la liturgie et pour le repas. C’était très sain et cela me plaisait beaucoup.
J’étais fort fatigué pendant les vigiles et je devais dormir un peu avant les tâches de la journée. Dès le matin il fallait se remettre à transporter de lourdes charges, ramener des bûches, aller chercher de l’eau.
Les jours où nous mangions deux fois, je devais être debout avant le lever du soleil pour préparer le repas afin que les pères puissent manger avant d’aller travailler. Dès que je quittais la table, je lavais la vaisselle et je commençais à préparer le repas suivant. Les pères entreprenaient alors de coudre ou accomplissaient d’autres travaux. Je me rendais à la réserve. C’était une belle vie ! La journée, pendant les travaux, nous priions. Nous avions l’âme simple comme les enfants. «Elle est bénie la vie au désert. L’aspiration permanente à Dieu et le retrait hors du vain monde». [32]
Souvent, je m’éveillais le soir, je m’asseyais, avec l’impression de ne pas m’être reposé. «Quelle heure peut-il être? Est-ce déjà la nuit? Ou encore le jour?» Je fermais tout quand je dormais. «Quelle est la date aujourd’hui? Je pourrais dormir encore un peu. Je n’ai dormi qu’une demi-heure. Comment vais-je tenir pendant dix heures de vigiles?» Je voyais la nuit arriver et me disais : «Supplice de martyre ! Comment tenir sans avoir dormi, sans être reposé?» Après la liturgie, je dormais un tout petit peu. Et ensuite, il fallait travailler, travailler, travailler. Voilà pourquoi j’allais tout droit vers la tuberculose. Mais mon obéissance envers Geronda était absolue. Labeur incessant, réprimandes, remontrance. Je n’avais littéralement jamais la paix : d’un côté le travail, et de l’autre les savons et les reproches. Et je devais la boucler! Qu’aurais-je pu répliquer! Il était strictement interdit de parler. Sauf avec le Père Arsenios, quand j’étais auprès de lui.
agrypnie-2Geronda nous enseignait qu’on ne peut appeler moines ceux qui n’accomplissent pas les vigiles et qui n’ont pas acquis la prière de Jésus. Le moine sans les vigiles, celui qui ne s’est pas fait hibou dans une masure (Ps 101;7), est comme un oiseau qui ne dort pas et ne chante pas, le moine qui n’a pas acquis l’attention vigilante et la prière ne peut être appelé moine. Il est moine extérieurement, mais pas selon l’âme. Il n’est pas encore né, il n’a pas encore fait la connaissance de la grâce particulière de la vie monastique.
A travers l’accomplissement conscient des vigiles, le moine conquiert, comme disent les pères, des yeux de chérubins. Il atteint une vigilante sobriété telle qu’il peut apercevoir de loin les démons, qui se soulèvent contre lui avec une vicieuse fourberie, tentant de faire vaciller le moine-lutteur ascétique. Il parvient à voir le moindre mouvement des passions et est ainsi en mesure d’adopter les mesures nécessaires. Geronda, ce philosophe de notre époque, savait ce que signifiait accomplir les vigiles pour Dieu. Il ne s’agit pas de demeurer éveillé toute la nuit pour pêcher le poisson ou vagabonder dans les rues et les discothèques. Les vigiles, je les accomplis en Dieu. Que signifie «en Dieu»?, que signifie «pour Dieu»?. Cela signifie que l’esprit s’élève aux Cieux, y voit le Verbe de Dieu, Qu’on ne peut comprendre ni concevoir, sur Son Trône et dans la Gloire céleste, et il converse avec Lui. Alors le cœur se réjouit et l’homme s’écrie «Heureux celui dont l’esprit est en Dieu! Il est béni et heureux!» Les Pères ont dit : «Le moine qui accomplit les vigiles avec diligence, qui prie avec vigilance, il n’a plus l’apparence de l’homme, mais celle des anges de Dieu». Voilà en vérité ce qu’est un tel moine. Mon Geronda insistait sur les vigiles, sur les belles vigiles, celles qui purifient l’esprit et le rendent divin. Les vigiles donnent à l’esprit la possibilité de se hisser au troisième ciel et de toucher spirituellement les indicibles secrets de la vie.ge-phi-efrem_moraitis_800