Photo: Pravoslavie.ru

L’article traduit ci-dessous est dû à l’Archiprêtre Vladislav Tsypine. Il a été mis en ligne le 25 octobre 2017 sur le site Pravoslavie.ru. Le texte fait partie du rapport présenté dans le cadre du Séminaire «‘Moscou-Troisième Rome’: formule de paix et d’unité avant et après 1917», tenu lors de la Conférence du Pokrov à l’Académie Spirituelle de Moscou les 17 et 18 Octobre 2017. Voici la deuxième partie de cette intervention, la première se trouve ici.

L’auteur de l’article examine ensuite les aspects négatifs des positions adoptées par les autorités des États orthodoxes pendant l’étape initiale de la guerre mondiale : «Regardez comment ces gouvernements non-orthodoxes et parfois même complètement athées font de nos jours peu de cas des devoirs des peuples orthodoxes en matière de vie et d’action… Les Bulgares, ces schismatiques qui ont interrompu depuis quarante ans les relations avec l’Église, ont naturellement trouvé en eux suffisamment d’impudence pour obliger leur peuple à prendre les armes, même s’ils ne furent pas les premiers à le faire, contre la Serbie, leur proche parente par le sang, et leur libératrice: la Russie. Et il est particulièrement pénible d’avoir vu les peuples de Roumanie et de Grèce hésiter quant au choix de leurs alliés, soit les peuples orthodoxes qui combattent les latins, les luthériens et les mahométans, ou bien ces derniers, les ennemis de l’Orthodoxie».

Golfe de Keratios, la Corne d’Or

Notons ici que les hésitations des gouvernements roumains et grecs cessèrent bientôt et s’allièrent à la Russie et à l’Entente. L’Archevêque Antoine considère toutefois que si les hésitations des autorités grecques ne sont pas pleinement justifiables, elles reposent malgré tout sur un certain fondement : «Les hésitations de la Grèce sont en partie excusables. Son rêve de retrouver sa sainte capitale, qui fut la gloire de son peuple pendant onze siècles et qui continua à la répandre pendant plus de quatre siècles sous le joug turc, ce rêve tout naturel et légitime qui fut si prêt de devenir réalité voici trois ans, fut dissipé à jamais». En cas de victoire de la Russie et de ses alliés, il était convenu, même si un accord à ce sujet ne fut pas élaboré jusque dans ses détails, d’inclure Constantinople dans l’Empire de Russie, et ce plan suscita la profonde insatisfaction d’Athènes. Et l’auteur de l’article poursuit : «Évidemment, une conscience plus ecclésiastique, moins tribale, du peuple aurait dû être satisfaite par la remise de son lieu saint historique au puissant peuple frère russe, de même foi. Mais exiger pareille hauteur d’esprit de la part des hellènes eût été une exigence trop grande. Constantin fonda Tsargrad, un autre Constantin l’abandonna, à son corps défendant, aux méchants barbares. Selon une antique tradition qui prévaut chez les Grecs, un Constantin la rendra à la Chrétienté et à l’hellénisme».

Bosphore et Dardanelles

C’est dans ce contexte que l’auteur de l’article formule un projet qui ne fut guère populaire au sein de la société russe et particulièrement dans sa fraction patriotique. Selon l’idée de l’Archevêque Antoine, après l’issue victorieuse de la guerre, «la ville de Constantin devra être remise à ses maîtres historiques, les hellènes. La Russie ne devra conserver que les détroits, tout comme l’Angleterre jouit de la maîtrise de Gibraltar». Ainsi, l’Archevêque Antoine considère que le but de la guerre que menait la Russie était la restauration de l’Empire avec sa capitale à Constantinople. En outre, espérait-il, les sanctuaires chrétiens d’Orient seront par la même occasion libérés de la mainmise ottomane. Il s’agissait avant tout de toute la Terre Sainte, mais aussi de Damas et Beyrouth, dont la population n’était pas composée seulement de musulmans mais aussi d’Orthodoxes grecs et arabes. Et cela pouvait devenir possible «uniquement dans le cas où la Russie restaurerait l’Empire Romain d’Orient, unissant la Grèce libérée à Tsargrad dans le cadre d’une autocratie grecque détenant le pouvoir civil, le pouvoir spirituel étant l’apanage du Patriarche Œcuménique grec; la Russie remercierait de la sorte le peuple hellène de nous avoir jadis délivrés de l’esclavage du diable et de nous avoir menés jusqu’à la liberté propre aux enfants de Dieu, lorsqu’il fit de nous des Chrétiens», car autrement, «les Grecs s’avéreront être les opposants les plus virulents de ce mouvement de la Russie en direction de l’Orient, et ils rendront en fait celui-ci physiquement impossible». Il s’imaginait de la manière suivante les nouvelles frontières de l’Empire ainsi restauré : «Toutes les provinces grecques des Balkans et de la presqu’île d’Asie Mineure doivent y être intégrées», en d’autres termes, le nouveau territoire devait inclure, selon le Révérendissime auteur de l’article commenté, toute la Grèce actuelle, la partie européenne de la Turquie ainsi que les rivages des mers Egée et de Marmara.

La Terre Sainte. Photo : myhistoricalplanet.blogspot.com

La restauration d’un empire chrétien avec sa capitale sur le Bosphore ouvrirait, aux yeux de Vladika Antoine, la perspective d’une colonisation russe de la Terre Sainte. Il estimait à cinq cent milles le nombre des Chrétiens Orthodoxes des Patriarcats d’Antioche et de Jérusalem. Quant à leur langue, «quasiment tous sont arabes. Il conviendrait évidemment de préserver leur langue de même que leurs communautés paroissiales, mais ceci ne devrait par empêcher l’arrivée et l’installation d’agriculteurs et d’artisans russes… Notre peuple se précipitera pour s’installer dans le pays où vécurent notre Sauveur, Sa Mère toute pure, les apôtres, les prophètes et les martyrs… et tout Chrétien russe considérera qu’il est de son devoir d’aller plusieurs fois au cours de sa vie vénérer le Sépulcre Donateur de Vie». Alors seulement, écrit Vladika Antoine pour conclure son article, «la conscience russe s’éveillera avec force ; sciences et poésie diront au monde les sentiments et les prières de l’âme russe, et le dessein des derniers Riourikides et des premiers Romanov deviendra réalité : le Royaume de Moscou est destiné à devenir la Troisième Rome, et il n’y en aura pas de quatrième».
Ainsi, l’Archevêque Antoine ne concevait pas la Troisième Rome comme une réalisation du passé, dans la Russie pré-pétrovienne, mais plutôt comme un espoir, une attente. Et sa conception de la Troisième Rome est tout à fait caractéristique en ce que son existence est rendue possible seulement par la restauration de la Nouvelle Rome. C’est en cela que réside l’originalité de son interprétation de la théorie de la Troisième Rome qui jusque là était habituellement envisagée comme héritière devant succéder à la Nouvelle Rome. L’Archevêque rêva que ces deux Rome existeraient simultanément.
(…) Comme on le sait, l’issue de la guerre anéantit les rêves de l’Archevêque Antoine et de ses émules. Les projets plus réalistes des politiciens et hommes d’État russes ne se réalisèrent pas non plus. La révolution qui se déroula en Russie en février et mars 1917 rendit l’armée incapable de poursuivre la guerre, en conséquence de quoi, les vainqueurs découpèrent l’Empire Ottoman sans tenir compte des intérêts de la Russie. L’espoir nourri par l’Archevêque Antoine de la restauration de l’Empire avec sa capitale, Constantinople, de la libération des peuples chrétiens du Proche Orient du joug étranger, et de la colonisation russe de la Palestine se dissipa tel un mirage, même si par la suite un flot d’émigrants, pas forcément chrétiens, fuyant l’Empire Russe, se déversa en Palestine.
Toutefois, si l’on en juge par la persistance de la formulation ‘Troisième Rome’ dans les écrits des publicistes contemporains, les idées développées dans cet article ne sont pas dépourvues d’intérêt, à tout le moins en ce qui concerne les métamorphoses empruntées par la théorie de la Troisième Rome depuis l’époque du starets Philothée jusqu’à nos jours.
Traduit du russe

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