Le texte ci-dessous est la traduction d’un original russe rédigé par son Éminence le Métropolite Antoine (Khrapovitski), et intitulé: «Les aspects distinctifs du caractère du Père Jean de Kronstadt, par comparaison à d’autres justes», extrait des pages 151 à 166 du livre «Prière de l’âme russe» (Молитва русской души ), rassemblant des textes du Métropolite Antoine, et publié en 2006 par le Monastère de la Sainte Rencontre à Moscou.Voici la seconde partie de la traduction, la première se trouve ici.

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Quelle est la vérité que le Père Jean aima plus que toute autre? A propos de quoi aimait-il le plus prêcher? La pensée bien-aimée par le Père Jean, celle qui prime dans ses prédications et ses journaux est cette vérité chère à la conscience orthodoxe : nous tous sommes un en Dieu : les anges, les saints, les chrétiens accomplissant leur salut, vivants et morts. Les moyens les plus proches permettant d’atteindre cette unité sont l’élévation de notre âme vers Dieu dans la prière et l’union la plus intime avec le Christ Dieu dans le Saint Mystère de l’Eucharistie. Et précisément cette vérité, annoncée par les paroles du Christ : « afin que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et comme je suis en toi, afin qu’eux aussi soient un en nous, pour que le monde croie que tu m’as envoyé» (Je.17,21) était particulièrement utile à Saint-Pétersbourg où foisonnaient les enseignements mensongers des pachkoviens, qui niaient la communion des saints, soi-disant par amour pour un unique Intercesseur, le Christ. Mais le Christ n’est pas un orgueilleux égoïste, jaloux lorsqu’on glorifie Ses amis. Il a dit : «Et quiconque vous donnera à boire un verre d’eau en mon nom, parce que vous appartenez à Christ, je vous le dis en vérité, il ne perdra point sa récompense» (Mc.9,41). Et encore : «Et quiconque donnera seulement un verre d’eau froide à l’un de ces petits parce qu’il est mon disciple, je vous le dis en vérité, il ne perdra point sa récompense» (Mat.10,42). Pénétré de cette vision de tous en Dieu, le Père Jean accueillait dans son cœur tous les êtres humains, avec Dieu. Et cela explique sa proximité envers tout un chacun, de même que la proximité de tous vis-à-vis de lui, de même que notre proximité entre nous, lorsque nous nous souvenons de lui ou le prions. Nous formons alors un être vivant uni par son esprit tout-aimant.
Il est bien connu que le Père Jean ne se distinguait pas par des facultés intellectuelles géniales, ni par aucun autre talent naturel d’exception. Sa clarté spirituelle, sa proximité vis-à-vis de Dieu, sa grande influence sur l’âme des gens et sa puissance miraculeuse bénie par la grâce n’en sont que plus surprenantes. La clef de ce phénomène divin me fut donnée par mon ami et camarade d’école, Son Éminence Mikhaïl (Gribanovski), évêque de Tauride, de bienheureuse mémoire. De sa première rencontre avec le Père Jean, encore jeune, il disait ceci : «C’est un homme, qui dit à Dieu et aux gens seulement ce que lui dicte son cœur. Tous les sentiments qu’il communique dans sa voix, toute la compassion et la douceur qu’il manifeste aux gens, sont à l’exacte mesure de la manière dont il ressent ceux-ci dans son cœur. Jamais ses lèvres n’outrepassent ce qu’il a à l’intérieur de son âme. C’est ce degré le plus élevé de la vérité spirituelle, qui rend l’homme proche de Dieu». Soumettant cette réflexion à l’examen, je trouvai qu’effectivement, le Père Jean était, toujours et en toutes choses, absolument vrai et parfaitement sincère. Cette caractéristique de l’âme du Père Jean se révélait dans sa prière. Selon l’élévation de sa disposition à la prière, certaines exclamations étaient enthousiastes, d’autres, calmes. Dans son service à Dieu, jamais il ne déviait de cette sincérité la plus élevée. Ce service était le contraire de tout jeu de scène. Menant une lutte intérieure constante contre toutes les pensées peccamineuses, examinant quotidiennement la pureté de son âme et la justesse de son cœur, le Père Jean atteignit ce niveau suprême de droiture qui seul nous rapproche de Dieu, conformément aux paroles du saint Évangile : «Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu»(Mat.5,8).
Nous avons dit que le Père Jean était spirituellement proche de tous. Cette proximité s’exprimait à travers la présence en lui du sentiment de compassion la plus sincère, la plus ardente, avec chacun en particulier. Pour l’homme normal, ce sentiment est inaccessible, du moins dans la mesure où il habitait le Père Jean, c’est pourquoi on doit reconnaître à son podvig d’amour compassionnel envers tous, une difficulté démesurée, un caractère quasi surhumain. Bien sûr, notre âme peut-elle exprimer sa compassion sincère et active envers deux, trois hommes ou femmes par jour, mais s’il en arrive plus, vis-à-vis du sixième ou du septième, à cause de notre faiblesse, non seulement nous ne serons plus en mesure d’éprouver une compassion sincère, nous ne serons plus capable de vraiment les aider, mais leur revendication adressée à notre compassion les rendra déplaisants à nos yeux. Cette limitation de notre amour pour le prochain explique pourquoi les médecins, les prêtres des églises de cimetière, les prêtres d’hôpitaux et d’autres encore, qui sont en contact permanent avec la souffrance humaine et la mort, considèrent avec tant de calme et d’indifférence les souffrances d’autrui. D’ailleurs, si de tels prêtres saluent tous les défunts vivement et sincèrement comme des frères en Christ, qui s’en vont vers la patrie d’en haut, vers le Père céleste, il s’agit d’un signe fiable de ce qu’ils ont atteint un niveau moral élevé et que la grâce de Dieu agit effectivement en eux, et non une quelconque force humaine…
Maintenant, réalisez-vous que le Père Jean devait accomplir ce podvig d’amour compassionnel envers les hommes, des centaines de fois plus fréquemment? Des centaines de fois plus que n’importe quel autre père spirituel! Et chacun recevait de sa part la grâce de la compassion et de la fortification. Quand ce dur podvig épuisait physiquement le Père Jean, celui-ci s’éloignait rapidement et s’isolait, afin de se renforcer par la grâce de la prière ou la lecture des Saintes Écritures. Après, il retournait vers les gens et redevenait invariablement le bienveillant et rayonnant héraut de l’amour évangélique… Et la beauté céleste de ce podvig de l’amour du prochain, cet irrésistible charisme spirituel du Père Jean était reconnu, non seulement par ceux qui le vénéraient, mais aussi par tous ceux qui connaissaient ce victorieux messager de la foi du Christ. Mais avec ses enfants spirituels, le Père Jean était tellement proche spirituellement, tellement fascinant qu’il était devenu pour eux comme une partie de leur propre être;chaque mouvement de leur cœur visait à s’attacher à lui, à sa volonté. Ils se le représentaient sans cesse devant eux. Qu’aurait-il dit, comment aurait-il agi dans une circonstance particulière? Ils étaient très nombreux à ne rien entreprendre d’important dans leur vie sans le conseil et la bénédiction du Père Jean.
C’est surtout au moyen de la prière que s’établit pareil lien spirituel entre le Père Jean et ses enfants spirituels. La sensation engendrée par cette relation spirituelle poussa certains à considérer que celle-ci était surnaturelle, et dès lors, ils le vénérèrent comme une réincarnation du Christ. C’est donc sur un tel terreau que poussa ce phénomène perverti et maladif que fut le johannisme résolument condamné par l’Église et par le Père Jean lui-même. L’origine de ce mouvement sectaire est relativement naturelle : dans la vie, autour des manifestations puissantes, des illusions trompeuses plus ou moins importantes apparaissent toujours. Malgré que le Père Jean cheminait en jubilant, confesseur victorieux de la vérité du Christ, malgré que la pureté éprise de justice de son cœur l’éleva jusqu’à la contemplation de Dieu, et qu’il fut un lumineux porteur d’un grand amour compassionnel envers le prochain, il n’atteignit pas encore, à cette époque où culminait sa gloire sur terre, la plénitude de la béatitude évangélique. A ce moment, il n’avait pas encore «souffert pour la foi» du Christ, il ne portait pas encore la couronne annoncée par le Christ dans Ses paroles : «Heureux serez-vous, lorsque les hommes vous haïront, lorsqu’on vous chassera, vous outragera, et qu’on rejettera votre nom comme infâme, à cause du Fils de l’homme!»(Lc.6,22).
Toutefois, en 1905, aux jours des libertés révolutionnaires, quand les impies fichaient des cigarettes dans la bouche des saints de Dieu dans les iconostases des églises, lorsque les autels furent profanés et souillés, alors, les ennemis du Christ tournèrent contre le Père Jean leurs odieuses humiliations et leurs calomnies. Ils le haïrent précisément «à cause du Fils de l’Homme». Les ennemis de la foi du Christ comprirent qu’il serait impossible d’ébranler celle-ci en Russie tant que l’image morale du Père Jean ne serait pas souillée dans la conscience du peuple et de la société russes. Et dès lors, ils n’hésitèrent devant aucune calomnie afin de le dénigrer aux yeux des gens. Mais ce faisant, ils ne parvinrent qu’à le rendre plus grand encore dans la conscience des fidèles enfants de Dieu. La couronne de confesseur scintillait sur sa tête pure. Et en toute espérance, nous lui adressons cette salutation, à la suite du Christ : «Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, car votre récompense sera grande dans le Ciel». Mais nous qui restons sur terre, nous réjouit-elle sa fin bénie, sommes-nous consolés par cette gloire et cette grâce, ou pleurons-nous la chute spirituelle, et la situation de notre Église locale, notre Rus’ orthodoxe, qu’il a quittée?
A cette question, je répondrai ce qui suit.
Voici quatre ans, le jour de la fête de la Sainte Rencontre, on m’avertit de ce que le Père Jean, gravement malade, s’était enquis à mon propos et souhaitait me voir. Réjoui par cette attention, si précieuse à mes yeux, je m’empressai de la saluer en lui adressant un télégramme disant à peu près ceci : «Je félicite le vénérable Batiouchka, Père Jean, à l’occasion de la fête de la Sainte Rencontre du Seigneur. Je vous demande, tel le juste Siméon, de ne pas quitter cette terre et son peuple, tant que n’aura pas resplendi à nouveau à travers vous la renaissance de la piété, de la lumière, pour éclairer les nations et la gloire pour le peuple de Dieu». Quelques jours jours plus tard, je me trouvais personnellement auprès du Père Jean à Kronstadt et j’y reçus la consolation d’entendre de sa bouche une allusion selon laquelle mon souhait se réaliserait. Et de fait, nonobstant les prévisions émises par les médecins, selon lesquelles le Père Jean ne pourrait plus quitter sa chambre avant Pâques, ni vivre au-delà de l’automne, quatre jours plus tard, le «dimanche du pardon», il célébrait la liturgie dans la cathédrale Saint André. Il célébra ensuite tous les offices du Grand Carême, et la fête de Pâques, et il a vécu encore quasiment quatre ans.
Comment comprendre que notre prière, formulée comme un souhait, fût exaucée? La fin du Père Jean, survenue voici quarante jours, est-elle la preuve de ce que seraient terminées pour la Russie ces années effroyables d’athéisme et de folie démoniaque, et que se serait levée l’aube de la renaissance spirituelle? Ou alors fallait-il «que celui qui… retient encore ait disparu»(2Thes.2,7) et le temps du triomphe définitif de l’athéisme et du dévergondage s’approche-t-il?
En tous cas, elle s’approche, la lutte décisive entre la foi et la mécréance, en tous cas, le cher défunt nous commande soit de défendre la sainte foi dans la vie de notre société, soit, si celle-ci ne doit plus être, de défendre chacun notre âme! Au milieu de l’ouragan du mal et des passions qui se lèvent contre la vérité, il n’est plus possible à la société russe et au peuple russe de servir deux maîtres. Quoi que le Seigneur nous réserve, joie ou affliction, salut ou chute, chacun doit, considérant la mort du Père Jean, imiter sa foi. En mémoire de lui, chacun doit promettre de ne pas dissimuler la sainte foi, de ne pas céder aux sacrilèges et aux blasphémateurs. De cette façon, nous justifierons notre âme et nous recevrons la bénédiction du pasteur béni du Christ.
Traduit du russe.