Il ne semble pas que jusqu’à présent, les huit Lettres d’Occident, écrites par le Saint Hiéromartyr Hilarion (Troïtski) aient été traduites en français. Ces huit lettres, éditées pour la première fois en 1915, sont incluses dans les Œuvres en trois volumes du Saint Hiéromartyr, au tome 3, pp 396 à 458. (Священномученик Иларион (Троицкий). Творения в 3 томах. -épuisé-), Moscou, 2004, Éditions du Monastère de la Sainte Rencontre. Le texte de ces huit lettres fut également publié sur le site Pravoslavie.ru, entre le 16 et le 22 mai 2006. Ces écrits, qui ne relèvent pas d’une démarche académique, plongent le lecteur avec animation et profondeur dans l’atmosphère spirituelle, philosophique, culturelle et sociopolitique du début du XXe siècle; c’est en 1912 que l’Archimandrite Hilarion (Troïtski) effectua un périple dans les grandes villes d’Europe. Toute sa réflexion consista à replacer ce qu’il vit dans le contexte spirituel, et plus particulièrement dans le cadre d’une thématique qui lui fut chère, le point de vue traditionnel relatif à l’Église. Voici la fin de la première lettre. Le début se trouve ici.

C’est avec joie que je te dis, mon Ami, que parfois je remarques des signes favorables. A peines les fracas de la guerre, avec toutes ses horreur, ont-ils retenti, à peine le sang de nos défenseurs a-t-il été répandu, que l’on parle chez nous de «l’idole démystifiée», cette idole signifiant la culture germanique. On commence à réexaminer énergiquement les valeurs occidentales. Les idoles que vénérèrent les Russes pendant deux cents ans n’ont pas encore été toutes descendues de leurs hauteurs escarpées et jetées dans le cours impétueux des rivières, mais certaines ont déjà été brisées et ont sombré dans la mer de l’oubli, bien que nombreux soient encore ceux qui courent sur le rivage en criant:«Cabre-toi, o dieu!». Il nous appartient de repousser ces idoles à la dérive si elles s’approchent du rivage. Parmi les penseurs russes contemporains, je vois les uns, mon Ami, traînant avec ignominie les idoles allemandes le long des rives du Fleuve Léthé, et les autres, sur les berges de ce fleuve, criant à leurs dieux sourds «Cabre-toi, o dieu!».

Saint Hilarion (Troïtski)

En octobre dernier, la société philosophico-religieuse œuvrant à la mémoire de V.S.Soloviev a organisé une séance publique de discours et de rapports au sujet de la guerre qui s’annonce. Je voulus, mon Ami, participer à ce rassemblement, mais je me ravisai. De toutes façons, pensai-je, les rapports et discours seront imprimés et j’en prendrai connaissance, assis chez moi dans ma cellule. Et effectivement, dans le livret paru en décembre, «La Pensée russe», discours et rapports des représentants de notre pensée philosophico-religieuse étaient imprimés. Les as-tu lus, mon Ami? Je n’y ai trouvé aucune nouvelle découverte, mais les rapports et discours étaient très intelligents. Ils sont précieux à mes yeux, en tant que confession publique des vues de nos penseurs contemporains. On y apprends ce qui est cher à leurs yeux, ce qu’ils veulent, ce qu’ils espèrent. Je ne vais pas m’étendre ici plus avant sur ces rapports et discours. Je noterai seulement que, d’une manière ou d’une autre, toute la réunion de la société philosophico-religieuse fut consacrée à la critique des idéaux occidentaux, des fondements occidentaux de la vie. Et cette assemblée a clairement mis à nu l’ambiguïté, que j’ai souvent décrite, des relations des penseurs russes avec l’Occident. Dans le discours du Président de cette Société, H.A. Patchinski résonna à nouveau la voix de l’admiration de la culture germanique. Il dit : «Dans notre lutte à la vie, à la mort, ce n’est pas contre l’antique et vénérée culture germanique que nous luttons. Non pas contre l’Allemagne d’Albrecht Dürer, de Holbein et des peintres qui créèrent les tableaux immortels et les sculptures de leurs cathédrales anciennes, non pas contre l’Allemagne de Lessing, de Herder, de Schiller, de Goethe et Novalis, non pas contre l’Allemagne de Kant, de Fichte, de Schelling, Hegel et Schopenhauer, ces maîtres tant des Slavophiles russes que des occidentalistes russes ; ce n’est pas contre cette grandiose culture d’un passé proche que nous luttons». Et l’auteur va plus loin encore, adaptant les vers du poète en les appliquant à la culture allemande :

Pouchkine. Eau forte de Y. Lavroukine

Que la honte l’obscurcisse,
Ce pusillanime qui en ce jour
Trouble d’un reproche insensé
Son ombre démystifiée1 !
C’est même avec affliction que j’ai lu l’intervention du Prince E.N. Troubetzkoï, et tout particulièrement ce passage : «Nous n’allons pas aujourd’hui, après toutes ces leçons de l’histoire, faire renaître la fierté nationale et nous prosterner devant la Russie comme au pieds d’une idole». On découvre une pensée toute différente dans les discours de V.I. Ivanov, du Professeur S.N. Boulgakov et de V.F.Ern. «La guerre, écrit le premier, conduit à opérer un choix parmi les voies fondamentales de l’esprit humain. S’asservira-t-elle de nouveau, et cette fois définitivement, ce peuple semi-libre, qui se désigne sous le vocable de peuple «de la parole» [слово, ‘slovo’, phonétiquement proche du mot ‘Slave’ N.d.T.], mais qui, depuis des temps immémoriaux, porte la physionomie de l’esclave et fut de façon significative, renommé en peuple d’esclaves (Slavi, Sclavi, Sclaven)? Servira-t-elle de nouvelle couche d’engrais pour la «culture» allemande, à l’instar d’ancêtres innombrables qui furent rayés de la face de la terre par la soif de sang, digne des parasites, manifestée par celui qui fut jadis plus fort dans la lutte pour l’existence? Ou le Slavisme dira-t-il enfin ce qu’il n’a dit jusqu’à présent?» Le Professeur Boulgakov voit dans la guerre «une crise de l’histoire nouvelle et l’échec de l’œuvre de la civilisation de la nouvelle Europe», car l’esprit du nouvel homme occidental s’est détaché du centre mystique, il a quitté l’Église, rationalisant et mécanisant la vie. Ce esprit est dominé par un humanisme infrareligieux et un protestantisme qui dessèche, appauvrit et sécularise le Christianisme. «La Russie n’a pas participé activement au péché néo-européen ; elle a seulement été contaminée par lui. Ce n’est pas elle qui fut ensorcelée par les sortilèges du prince de ce monde et se réclama du culte du dieu-homme-dieu-monstre. Ce n’est pas elle qui opéra la substitution du Christianisme, rabaissant celui-ci à une morale pratique et séculière. Elle peut rejeter ces principes d’une histoire nouvelle, et suivre son propre chemin. Elle peut renoncer à la tour de Babel et monter à la Cité de Dieu. Elle peut supporter le podvig de la construction terrestre, non pas en son nom, mais au nom du Christ Qui vient. Elle peut brûler d’une sainte ardeur pour les œuvres de Dieu, aidant l’Europe à transformer les briques de la tour de Babel en pierres de la Cité de Dieu. La Russie n’est pas parvenue à ce jour à se remodeler dans le style de la nouvelle Europe, car elle n’y trouve aucun goût et entend confusément un autre appel, un autre commandement:la volonté de cette soif impossible de la terre et du Ciel en même temps, et languir de cette sainte langueur».«Un fait grand et renversant dans sa signification est en train de s’accomplir:nous croyons à nouveau en la Russie! Et cette nouvelle renaissance, nous la devons à la guerre sacrée et à l’humble sacrifice de la grande armée russe». Voilà de quelle manière S.N. Boulgakov détermine la signification de la guerre.

S.N. Boulgakov

Tu peux imaginer, cher Ami, avec quelle consolation j’ai lu ces «pensées russes» authentiquement russes! C’est le titre que porte la présentation de S.N. Boulgakov. Le rapport. V.F. Ern a intitulé son rapport «De Kant à Krupp». Il y élève l’histoire récente vers le principes de la philosophie et proteste contre «une compréhension simpliste de l’histoire mondiale», selon laquelle «la culture allemande est une chose et la bestialité, une autre». Ern conclut son intervention par la prière «qu’il nous soit donné de vivre dans toute sa profondeur la catharsis de la tragédie européenne, afin que nous dépassions définitivement non seulement la périphérie des manifestations bestiales de la culture allemande, mais que nous nous libérions aussi de ses principes les plus profonds, exposés aujourd’hui à ceux qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre».
Eh bien!Comment ne pas saluer pareille confession des vues slavophiles au milieu de l’auditorium du Musée Polytechnique!
Involontairement, ces derniers temps, on réfléchit aux manifestations du monde occidental. Je partagerai mes pensées avec toi, cher Ami proche à mon âme. Je ne décrirai pas l’Occident.
Est-il utile de décrire l’Occident? On l’a déjà décrit tant de fois déjà. Qui n’a rien lu au sujet de la vitesse des trains allemands, du confort des hôtels au-delà de nos frontières, de la propreté des rues de Berlin? Non, j’aimerais écouter les soupirs de l’âme occidentale, le battement du cœur occidental, comparer l’âme occidentale et l’âme russe. Parfois, les petites impressions induisent les grandes réflexions. Pareilles impressions sont mon lot, ainsi, tu en feras l’objet de tes réflexions. (A suivre)
Traduit du russe

  1. Dernier quatrain du poème «Napoléon», écrit en 1829 par Alexandre Pouchkine. L’adaptation, dont mention dans le texte, apportée à l’original est imperceptible en français dans la mesure où l’adjectif possessif ‘son’ s’applique tant au masculin qu’au féminin, alors qu’en russe, le poème original reprend l’adjectif possessif masculin et se réfère à Napoléon, et l’adaptation, l’adjectif possessif au féminin, qui se rapporte à la culture allemande.