L’Archiprêtre Oleg Vrona

Le site Pravoslavie.ru a publié fin 2019 une série de quelques textes portant le sous-titre de ‘Croquis de Pioukhtitsa’, écrits par l’Archiprêtre Oleg Vrona, né en Sibérie orientale et aujourd’hui recteur de l’église Saint Nicolas à Tallinn. Ces textes, à première vue peu spectaculaires, sans doute, proposent quelques pages de la vie spirituelle dans ce célèbre monastère, situé à la frontière de l’Estonie, mais aussi des portraits de certains «justes» qui y séjournèrent. Le présent texte, dont la première partie se trouve ici,  a été publié en russe le 24 décembre 2019.

Père Hermogène (Mourtazov)

Il était facile de célébrer sous la direction du Père Hermogène. Ce n’était pas un homme influencé par les humeurs, et je ne me souviens pas même l’avoir entendu une seule fois faire une remarque à quelqu’un. Mais un jour, je réalisai que je l’avais fortement chagriné par une action irréfléchie. L’époque de mon ordination en qualité de prêtre approchait, et soudain, je décidai qu’il était grand temps d’apprendre à proclamer correctement les homélies. Sans réfléchir, je m’adressai à la matouchka higoumène, qui me donna sa bénédiction pour me charger de l’homélie du dimanche suivant. C’était la semaine de Zachée. Cette fois-là, le Père Hermogène célébrait quelque part dans une paroisse qui lui avait été confiée, et il ne me vint pas à l’esprit, je ne sais pourquoi, qu’il était inconvenant de prononcer une homélie sans en avoir averti le Père Hermogène. Je ne me souviens pas du texte entier de cette première homélie, mais je me rappelle que la fin concernait la lutte contre les passions (comme si, moi, je m’y connaissais en ce domaine!). Par souci de clarté, j’ai évoqué ma jeune expérience de passionné de la pêche, et j’ai commencé par expliquer comment le pêcheur ramène un gros poisson à l’aide de sa canne à pêche. Régulièrement, il relâche du fil pour lui permettre de résister à la tension, et ensuite recommence à raccourcir la ligne, et ainsi, jusqu’au moment où le poisson est épuisé ; le tirer hors de l’eau est alors un jeu d’enfant. Il est possible que les sœurs se soient silencieusement moquées du jeune prédicateur, selon les paroles duquel tout cela semblait facile ; il suffisait de tirer sur le fil et puis de relâcher la tension.

Le Père Hermogène (photo : Pravoslavie.ru)

Le lendemain matin, avant la liturgie, je me trouvais devant l’autel de la chapelle de droite, devant l’analoï, le Typikon ouvert. J’en étudiais attentivement un chapitre. Soudain, la porte du sanctuaire s’ouvrit brusquement et le Père Hermogène entra dans le sanctuaire. Attendant qu’il se soit prosterné devant l’autel, je m’avançai vers lui et demandai sa bénédiction. Le Père Hermogène bénit mes paumes placées en croix et, regardant ailleurs, il demanda, sur le ton de l’homme subitement frappé d’une rage de dents : «Qu’est-ce que c’est que ce poisson que tu as attrapé hier?» Et puis, sans attendre la réponse, il fit demi-tour et s’en alla vers l’autel principal. Je parvins tout juste à articuler : «Pardonnez-moi!», et je retournai au Typikon. J’étais dans un état effroyable. Je comprenais parfaitement que le problème ne résidait pas dans la périphrase qu’il avait prononcée, et d’ailleurs, je l’ai rencontrée, plus tard, dans les écrits des Saints Pères, mais bien en ce que j’avais commis une faute grossière d’insubordination : contournant le prêtre, l’ancien, j’avais adressé directement à l’higoumène du monastère une question concernant la célébration de l’office divin. Pour mon plus grand bonheur, le Père Hermogène fit preuve à mon égard de la grandeur d’âme que j’attendais de lui, et dès ce jour là, il continua à s’entretenir avec moi comme auparavant, sur un ton bienveillant, et plus jamais il ne revient sur cet incident. Je décidai fermement de ne plus jouer au prédicateur monastique, et tout repris son cours ancien.

Monastère de Pioukhtitsa

Arriva le temps du Grand Carême. C’était le dernier que je vécu au rang de diacre, et au Monastère de Pioukhtitsa. Un jour de mars, pendant la deuxième ou la troisième semaine du Grand Carême, je descendais de la colline, sur le chemin qui mène à l’église du monastère. C’était un jour gris et froid, et j’avais le ventre creux. La nourriture carémique, comme le savent tous ceux qui jeûnent pendant les carêmes, «descend très vite» et la faim réapparaît alors. Surtout quand on est jeune et que le métabolisme fonctionne parfaitement. Descendant les marches de l’escalier en pierre qui donne sur le parc des tilleuls, je suis littéralement entré en collision avec le Père Hermogène qui s’apprêtait à monter l’escalier. Je fis rapidement une métanie et avançai les paumes de mes mains croisées l’une sur l’autre, attendant sa bénédiction. Le Père Hermogène me bénit d’un large signe de croix, et avant que j’aie pu prononcer un mot, la main gauche du Père Hermogène émergea de la profonde poche de son rasson d’hiver, tenant un petit sachet transparent, en polyéthylène dans lequel resplendissaient des tomates fraîches. Il y en avait trois, de taille moyenne, d’un rouge éclatant. C’était un miracle; l’hiver n’avait pas encore reculé, la neige recouvrait tout, et voilà des tomates fraîches, des messagères de l’été tant attendu. Et à l’époque soviétiques, des tomates fraîches en hiver, il n’y en avait pas. Vous pouviez en voir juste au cinéma. Un petite anecdote témoigne de cela. Une fillette demande à sa maman : «Maman, c’est quoi des riches?». Et la maman de répondre : «Des riches, ce sont des gens qui mangent des tomates fraîches toute l’année».

Photo : Pravoslavie.ru

Entre-temps, le père Hermogène avait soigneusement sorti une tomate du sac et, en silence, avec le sourire du faiseur de miracles, à qui il est agréable de donner de la joie aux gens, il me la tendit. Je l’ai involontairement portée à mon visage, essayant de capter l’odeur de l’été. Et le miracle redoubla: cette tomate était non seulement élastique au toucher, mais elle dégageait également un arôme inimitable! Finalement, reprenant mes esprit, je commençai à balbutier que ces tomates lui étaient destinées, qu’elles étaient rares en cette saison, et qu’il en avait plus besoin que moi, et d’autres choses du même genre. Mais le Père Hermogène demeura inflexible, et je finis par cesser de protester et me retrouvai avec une tomate en main. Je n’avais pas d’emballage et je craignais de l’écraser dans ma poche. Je me hâtai de retourner à ma cellule. A cette heure du jour, le monastère était désert, et je ne rencontrai personne en chemin. Mais si j’avais vu quelqu’un, serais-je parvenu à me séparer de mon fruit miraculeux sans être désolé? Je ne sais pas. Et le Père Hermogène ramena-t-il les deux autres tomates dans sa cellule? Je n’en sais rien non plus. Peut-être ne les y a-t-il pas rapportées et les a-t-il offertes à quelqu’un? Il en était capable. En marchant j’eus l’idée que des enfants spirituels du Père Hermogène lui avaient apporté ces tomates, spécialement pour lui, venant de très loin, sans doute de Moscou ou de Saint-Pétersbourg, sachant que le Père Hermogène avait le ventre large et qu’il avait besoin de légumes frais. Approchant de la maison, je me souvins du récit populaire dans le milieu monastique, au sujet du moine qui, au monastère, avait accueilli un autre moine en lui offrant une pomme. À son tour, le deuxième moine offrit cette pomme à un autre moine, et la pomme passa de main en main, d’un moine à l’autre, jusqu’à ce qu’elle revienne à au premier moine qui avait offert la pomme. «L’amour règne dans notre fraternité», pensa ce moine et il en fut attendri. Cette tomate du père Hermogène m’a appris quelque chose, dommage que j’aie mis du temps avant de comprendre.
Traduit du russe
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