Histoires de la Colline Miteïnaïa. «Telle est la race des ceux qui Le cherchent» (1)

Madame Rojniova

Le texte ci-dessous est le début de la traduction en plusieurs parties de l’original russe de Madame Olga Rojniova, dans la série de ses «Histoires de la Colline Miteïnaïa», intitulé Сей род ищущих Господа… Или дороги, которые мы выбираем (Telle est la race de ceux qui Le cherchent… Ou les chemins que nous choisissons). L’auteur, Olga Rojniova, a précisé qu’il s’agissait d’un long texte consacré à son «premier guide spirituel». Il s’agit du Père Savva Roudakov, le confesseur et père spirituel, aujourd’hui encore, du Désert de la Très Sainte Mère de Dieu de Kazan-Saint Tryphon, dans le District de Perm. L’original a été publié le 20 avril 2012 sur le site Pravoslavie.ru et repris le 03 mars 2020 sur le site du monastère précité. Le texte est construit sur deux niveaux de présent, celui dans lequel le Père Savva se trouve au moment où il se plonge dans ses souvenirs, et celui de chacun des souvenirs. Ces deux niveaux s’entremêlent et parfois s’unissent; ils sont distingués, dans la mesure où c’était possible, dans la traduction ci-dessous le texte en gris s’applique au temps passé de l’époque des souvenirs, le texte en noir, au temps présent du Père Savva embarqué sur le ferry qui traverse la Tchoussova et qui fait défiler ses souvenir.

Le Père Savva

Des cris et des bruits de bagarre résonnaient dans la cabine du capitaine et roulaient à la surface de la Tchoussova. La porte fragile, heurtée par les protagonistes cognait et tremblait sans cesse et on ne savait trop comment allait se terminer l’accostage sur l’autre rive. Le Père Savva soupira lourdement.
Mais la journée avait pourtant bien commencé. Dans la matinée, il avait rapidement traversé Tchoussova sur le même ferry et rendu visite à une paroissienne malade: il lui a fait l’onction des malades, l’a confessée, et lui a donné les Saints-Dons. Et maintenant, le Père était sur le chemin du retour. Il marchait sur le chemin qui mène au ferry et le doux soleil réchauffait agréablement son dos, mais le vent était encore froid, plein de fraîcheur printanière. Ce vent impétueux soulevait des ondulations de vagues grises sur la Tchoussova qui venait d’être libérée des glaces, et la rivière pouvait enfin respirer à pleins poumons, et elle enflait, débordait même en sa crue printanière. Mais ses eaux demeuraient encore inhospitalières; les rives exhalaient une humidité froide. Mais l’alouette lançait déjà remplie son grand trille par dessus les étendues printanières, et les bourgeons gonflaient. Le printemps, soif de vie, un ciel bleu très haut, le murmure des ruisseaux, et le parfum des merises!
Le Père Savva marchait sans se hâter. Il restait une heure et demie avant que n’appareille le ferry, et puis celui-ci lutterait pas moins de quarante minutes contre les vagues pour se tirer jusqu’à l’autre rive de la Tchoussova, là où sur la Colline Miteïnaïa étincelaient l’or des coupoles de l’église blanche du monastère. L’Higoumène Savva était le père spirituel et le constructeur de ce monastère, et la Colline Miteïnaïa, la Sainte Colline et devenue sa maison, depuis vingt cinq ans. Sans trop savoir pourquoi, il se souvint des jours d’antan. Il marchait le long de la route, chaque buisson en bordure de celle-ci lui était familier, il respirait l’air printanier enivrant à pleine poitrine, et dans sa tête se pressaient les souvenirs, ils flottaient par vagues semblables aux vagues rapides de Tchoussova qui glissaient le long de la route.
Parfois, cela arrive: pendant longtemps, vous ne vous souvenez pas du passé puis, chemin faisant, ou avant d’aller au lit, soudain, les souvenirs débordent et remplissent le cœur par leur netteté et leur fraîcheur, comme s’ils dataient d’hier… Ils surgissent des profondeurs de l’âme, refusent de céder, et vous revivez douleur et joie des jours passés.
Comment lui, un citadin, s’était-il retrouvé dans ce trou perdu? Quand avait-il fait le premier pas sur le chemin qui le conduisit à cette colline soufflée par tous les vents? Il était allé à l’église depuis sa plus tendre enfance, avec sa babouchka bien-aimée … Il alla ensuite à l’école. Les enseignants athées remontèrent la classe contre le gamin croyant. Mais il ne prêtait pas attention aux moqueries et aux outrages, même aux coups… Puis il y eut l’institut des techniques de construction, où il ne cachait pas non plus sa foi. Son père, qui travaillait dans une usine militaire, se jetait sur lui à coups de poings, blasphémait, se plaignit aux autorités, les appelant à l’aider à «sauver son fils perdu dans les réseaux de l’opium religieux». Dans la pratique, après les cours, il se hâtait vers la ville voisine et son église, où le prêtre, voyant parmi la foule des babouchkas un garçon de quinze ans, l’invita, par l’intermédiaire du diacre, à l’autel et lui proposa de devenir serviteur d’autel. C’est ainsi qu’il trouva son premier père spirituel. Son écolage était terminé depuis longtemps. Il vivait avec la famille de ce prêtre, le Père Victor, et aidait à l’église, comme sacristain. Et il était prêt à ne pas quitter l’église; il avait si clairement entendu la Voix de Dieu qui l’appelait. L’Archiprêtre Victor avait deux enfants et il devait dormir dans la chambre des enfants, sur le sol, à côté des berceaux. Pendant deux ans.
Et puis lui et le Père Victor concélébrèrent avec l’Archevêque Athanase qui était venu dans leur ville, et à la fin de l’office, quand tout le monde s’approcha de Vladika pour recevoir sa bénédiction archiépiscopale, le hiérarque bénit le jeune sacristain pour qu’il aille dans la ville principale de l’oblast, à la cathédrale, pour aider en qualité d’hypodiacre.
Voilà donc que le chemin de sa vie prenait un virage serré, inattendu, mais, finalement, normal. Il avait le sentiment que le Seigneur, comme un père aimant, le guidait Lui-même…
Le père Savva sourit, se souvenant de lui comme hypodiacre, à dix-huit ans. Il fit tellement d’efforts! Vladika le traitait comme un fils, mais il arrivait qu’il l’humilie, lui enseigne la patience, la douceur. Un jour, il accompagnait l’Archevêque lors d’un voyage de travail. La chaleur était estivale, et quand le train s’arrêta, Vladika demanda à son hypodiacre:
Serioja, donne-moi un peu d’eau.
Serguei n’avait pas pensé à emporter de l’eau, et dans le wagon, il y avait seulement de l’eau bouillante pour le thé. Vladika s’assombrit et le réprimanda:
C’est comme ça que tu prends soin de ton évêque?! Pas même une bouteille d’eau?!
Mais Serioja ne se senti pas offensé. Il était très contrarié, et pendant tout le trajet jusqu’à Kirov, l’arrêt le plus proche, il fut affligé de ce que son vieux Vladika souffrît de la soif parce qu’il n’avait pas prit soin d’emporter de l’eau. À ce moment-là, il ne sentit pas que lui-même souffrait de la soif, il était prêt à tout supporter autant que nécessaire… À l’arrêt, il sauta du marchepied, se précipita à travers le quai et acheta plusieurs bouteilles d’eau, et de la crème glacée. Ensuite, il revint précipitamment auprès de son protecteur. Et celui-ci eut un sourire affectueux:
Fiston, bois toi-même l’eau! Et moi, je boirai après … et mange la crème glacée!
Serioja se calma, et alors seulement il sentit une soif intense. Et il but l’eau fraîche à grandes gorgées. Et puis, heureux que Vladika lui avait pardonné et ne se fâchait plus, il mangea la crème glacée. Il avait l’impression que ce n’était pas lui qui venait d’acheter cette crème glacée, mais qu’il avait reçu un cadeau de son père spirituel… comme elle était délicieuse, cette crème glacée! Comme il se sentait heureux! Plus tard, il y eut beaucoup de joies et d’afflictions, mais voilà, cette joie précise, il s’en souvint clairement, comme si elle venait de se produire hier! Et il y eut d’autres leçons, comme s’il suivait un écolage spirituel avant de servir dans le sacerdoce. Certaines parmi ces leçons furent très douloureuses, mais toujours il sentit que ce n’était pas le Père Athanase qui le réprimandait ou le bénissait, mais bien le pouvoir apostolique s’exprimant à travers le hiérarque.

Vladika Athanase

D’autres hypodiacres, diacres et prêtres célébraient aussi à la cathédrale. Tous savaient combien Vladika était sévère vis-à-vis de ses concélébrants, comme il aimait que la Liturgie se déroule selon les règles et de façon solennelle. Mais malgré cela, les jeunes ne pouvaient s’empêcher de lâcher l’une ou l’autre phrase, une plaisanterie. Toutefois Serioja lui-même ne parlait jamais ; il se sentait comme aux cieux, et il n’y avait pas de place pour les conversations. Au début des années quatre-vint, les paroissiens de la cathédrale, c’étaient essentiellement les babouchkas, les «foulards blancs». Et toutes, on ne sait trop pourquoi, avaient un faible pour Serioja. Que voyaient-elles alors en lui? Peut-être sentaient-elles comme il aima jadis sa babouchka, dont les prières s’élevaient inlassablement, comme un cierge de prières? Peut-être décernaient-elles perspicacement en lui un bon berger? Les babouchkas vivaient une telle vie… impossible de les suivre… Et voilà qu’un jour, le jeune hypodiacre reçut une dure leçon. Vladika encensait l’autel lors du polyeleos, et lui sortit avec le trikèrion. A ce moment quelqu’un chuchota dans le chœur : «Serioja, c’est le jour de l’Ange de Babouchka Valia!». Alors, il tourna la tête vers la vieille dame assise, qui toujours Chantait au chœur, et dit doucement en guise de félicitation: «Bon jour de l’Ange, Baba Valia!». Faisant demi-tour, ses yeux croisèrent le regard de l’Archevêque, enflammé de colère. Et quand les portes royales se refermèrent, un silence de mort régnait parmi les concélébrant, comme le calme avant la tempête. Et puis, l’orage éclata. Vladika s’assit dans le trône, appela Serioja vers lui et sa voix sonna de manière menaçante:
Tu parles tout le temps pendant la Liturgie!
Et il priva son hypodiacre d’office, lui interdisant l’entrée à l’autel, et le fit sortir. Il ne restait plus que l’obédience au choeur. Au choeur parmi les babouchkas. Et elles, effrayées par la punition de leur favori, n’osaient pas même lever les yeux vers lui. La pauvre Babouchka Valia sanglotait après l’office en disant: «C’est à cause de moi, pécheresse endurcie, que notre Serioja a été interdit d’autel!».
Lui-même se sentait chassé de l’autel, chassé du paradis. Mais à côté de ceux qui compatissaient, il y avait ceux qui ne lui voulaient guère de bien. Certains hypodiacres jubilaient malicieusement, ceux qui se trouvaient là non par leur foi, mais parce qu’ils étaient fils d’archiprêtres. Ils avaient été dévorés par l’envie : comment donc celui-là a-t-il pu devenir hypodiacre alors que son père n’a aucune influence sur l’Archevêque?! Ils l’avaient dénigré auprès du hiérarque, mais celui-ci disposait d’une solide expérience spirituelle, et d’intuition : il connaissait bien les êtres humains et ne prêtait pas attention aux envieux. (A suivre)
Traduit du russe
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