Deuxième partie du texte de Vladimir Klioutchevski dont vous pouvez trouver le début ici.sergij-radonezhskij_b-676x460

(…) Pour renverser le joug barbare, construire un État indépendant stable et introduire les étrangers dans l’enceinte de l’Église chrétienne, la société russe devait s’élever à un niveau lui permettant de faire face à un si grand défi. Elle devait relever et renforcer ses forces morales humiliées par un asservissement séculaire et par l’abattement. A cette troisième œuvre, celle de l’éducation morale de la nation, Saint Serge dédiera sa vie. Il s’agissait d’une mission intérieure devant servir à préparer et à garantir le succès d’une mission extérieure, entreprise par l’illuminateur de Perm. Saint Serge se mit à son ouvrage beaucoup plus tôt que Saint Étienne. Pour ce faire, il pu bien sûr recourir aux ressources de la discipline morale qui lui étaient accessibles et connues en ce siècle, mais parmi ces moyens, le plus puissant fut son exemple de vie, évident accomplissement des règles morales. Il commença par lui-même, s’isolant longuement en une vie de labeurs et de privations, au plus profond de l’épaisse forêt, se préparant à diriger d’autres ermites. L’hagiographe, lui-même membre de la fraternité, instruit par Saint Serge, dépeint cette éducation en des traits vivants, combien elle était progressive et empreinte d’amour d’autrui, de patience et de connaissance de l’âme humaine. Nous avons lu et relu ces pages de l’antique vie, qui nous racontent comment Serge, commençant l’édification de ceux qui étaient venus se joindre à lui, fut pour eux cuisinier, boulanger, meunier, bûcheron, tailleur, charpentier. Sans jamais se croiser les bras pour se reposer, il les servait en tous les travaux imaginables, comme un esclave qu’ils auraient acheté, pour reprendre l’expression de la biographie. Nous apprenons aussi comment ensuite, 455dirigeant le monastère, il continua à effectuer les gros travaux d’entretien. Et il accepta de conférer la prise d’habit, gardant un œil attentif sur chaque novice, les élevant à travers les étapes du noviciat monastique. A chacun, il prescrivait selon ses capacités. La nuit, il effectuait des rondes parmi les cellules, frappant doucement à la porte ou à la fenêtre, rappelant aux bavards que le moine dispose de meilleurs moyens pour occuper le temps libre. Le matin, sans dénonciation ouverte, sans faire rougir ou susciter le dépit, il appelait au repentir, par des mots doux et paisibles. Ces récits dévoilent à nos yeux une école pratique de mœurs édifiantes dans laquelle outre l’éducation religieuse et monastique, les sciences essentielles de la vie quotidienne rendaient capable de se consacrer tout entier à l’œuvre commune : l’expérience du très dur labeur, l’habitude de l’ordre strict dans les occupations, les pensées et les sens. Chaque jour, le supérieur donnait à chaque frère sa part de patient travail, adaptée à ses capacités particulières, les façonnant conformément à l’objectif de toute la fraternité. A la vue des activités ultérieures indépendantes des disciples de Saint Serge, on constate que sa direction éducative, on ne perdait pas sa personnalité, les caractéristiques personnelles ne se délavaient pas, chacun demeurait lui-même, à sa place tout en entrant dans la composition d’un tout complexe et élaboré, tout comme les petites pierres de couleurs et de tailles différentes sont disposées dans la mosaïque par la main du maître, produisant l’image harmonieuse et expressive de l’icône. L’observation et l’amour des personnes conféraient l’habileté permettant d’accorder doucement et humblement l’âme des hommes et d’en tirer, comme d’un bon instrument, les meilleurs sentiments. Cette capacité, même le plus têtu des russes du XIVe siècle, le prince Oleg Ivanovitch de Riazan ne put y résister, lorsque «l’admirable ancien», comme dit la chronique, à la demande du grand prince de Moscou, Dimitri Ivanovitch, dissuada le rude riazannais de guerroyer contre Moscou, l’attendrissant par son discours doux et humble, et son verbe édifiant.

Ainsi fut éduquée la communauté, qui produisit, selon des observateurs contemporains, une impression profonde et édifiante sur les laïcs. Le monde vint au monastère, avec le regard scrutateur qu’on avait l’habitude de porter sur le monachisme, et s’il n’y entendit pas les paroles «venez et voyez», c’est qu’une telle invite était contraire à la discipline de Saint Serge. Le monde regarda la règle de vie en usage au monastère de Saint Serge, et ce qu’il y vit, le mode de vie et l’atmosphère de la fraternité érémitique, l’instruisit, par ses règles les plus simples, de la force d’une communauté de vie de chrétiens. Dans le monastère, tout était pauvre et dénué. Comme l’exprima avec déception un petit paysan, venu au monastère de Saint Serge pour rendre visite à l’illustre et majestueux higoumène, «tout est piteux, tout est misérable, tout à un air orphelin». Dans la clôture même du monastère, la forêt primitive murmure au-dessus des cellules et à l’automne, elle couvre leurs toits de feuilles et d’aiguilles mortes. Autour de l’église, le sol est hérissé de souches fraîches et encombré de troncs abattus que l’on n’a pas emportés. L’intérieur de l’église en bois sent le copeau brûlé, par manque de bougies. Les manques auxquels sont habitués les frères sont aussi nombreux que les pièces à la tunique de drap gris et grossier de l’higoumène. Comme l’écrit l’hagiographe, on ne trouve rien à quoi s’attacher. Des jours entiers, les frères n’ont pas même un morceau de pain. Mais ils se serrent les coudes et restent accueillants à l’égard des nouveaux venus. Tout respire l’ordre et la méditation. Chacun accomplit son ouvrage, travaille en priant, et tous prient après avoir travaillé. En chacun on perçoit ce feu caché qui, sans étincelle ni amorce, manifeste sa chaleur vivifiante sur tous ceux qui pénètrent cette atmosphère de travail, de réflexion et de prière. Tout cela, le monde le voit, et s’en retourne encouragé, rafraîchi, telle l’eau trouble de la vague qui vient battre le rocher du rivage, se défaisant de toutes les impuretés qui la salissaient et poursuit sa course en un filet d’eau claire et transparente. Il convient de se souvenir du mode et des conditions de vie des gens du XIVe siècle, de leur réservoir de capacités intellectuelles et morales, afin de prendre la mesure de l’impression laissée par ce spectacle sur les pieux observateurs. Pour nous, qui souffrons d’une part d’un excès d’excitations morales et d’autre part d’un manque de réceptivité morale, il est malaisé, à partir de ces observations, de restituer l’humeur de recueillement moral et de fraternité sociale que répandaient à leur retour chez eux ces personnes du XIVe siècle qui avaient séjourné en ces lieux.

Ces gens étaient une goutte d’eau dans l’océan de la population russe orthodoxe. Mais, comme dans la pâte, il n’est besoin que d’un peu de levain pour provoquer la vivifiante fermentation. L’influence morale n’agit pas mécaniquement, mais de façon organique. Le Christ Lui-même l’a indiqué, lorsqu’il dit que «le royaume de Dieu est semblable au levain».

Tombée sans bruit dans la masse, cette influence provoqua la fermentation et modifia imperceptiblement l’orientation des esprits, et refaçonna l’édifice de l’âme de l’homme russe du XIVe siècle. Les désastres séculaires avaient tellement affaibli cet homme moralement, qu’il ne pouvait voir que sa vie était dépourvue des fondements premiers de la vie commune chrétienne. Mais il pu ressentir qu’ils lui faisaient défaut nonobstant l’ampleur de son affaiblissement.

Le réveil de ce besoin sonna l’heure du début de la renaissance morale, et ensuite politique du peuple russe. Pendant cinquante ans, Saint Serge accomplit son œuvre paisible au désert de Radonège. Pendant tout un demi-siècle, les gens vinrent en son désert, puiser l’eau à la source, mais aussi chercher consolation et encouragement. Et ils s’en retournaient chez eux et répandaient sur ceux qui les entouraient autour les gouttes de ces bienfaits.

A cette époque, personne ne dénombra les hôtes de l’ermite, ni ceux auxquels ces derniers faisaient bénéficier de la rosée de grâce qu’ils avaient ramenée. Personne ne pensa à compter ceux qui sentaient se réveiller l’homme en eux, en bonne santé, sans avoir à vérifier son pouls.

Et lorsque prit fin la vie de Serge, c’est à peine si l’on entendit pas un soupir d’affliction s’échapper de ce qu’on pourrait appeler le sein de la Rus’ orthodoxe, et qu’on pu à peine soulager en implorant le nom du saint starets. Ces gouttes d’influence morale furent le terreau qui permit l’éclosion de deux faits qui constituèrent, avec d’autres, le fondement de l’édifice de notre État et de notre société, et qui, tous deux, sont liés au nom de Saint Serge. L’un de ces facteurs fut un grand évènement qui se déroula pendant la vie de Serge, l’autre fut tout un processus historique, long et complexe, qui démarra pendant sa vie.

L’évènement consista en ce que le peuple, habitué à trembler dès qu’il entendait le nom de tatar, reprit courage, se leva contre l’oppresseur. Non seulement il trouva en lui le courage de se lever, mais il alla à la rencontre de la masse immense des troupes tatares dans le découvert de la steppe, et tel un mur invincible, il s’abattit sur l’ennemi, et l’enterra sous le poids de dizaines de milliers de cadavres russes. Comment cela pu-t-il se produire ? Qu’est-ce qui leur a pris ? Comment furent élevés ces gens, pour qu’ils se risquent à une telle entreprise, à laquelle leurs parents n’osaient même pas penser ? L’œil du savoir historique ne permet plus de suivre le cours des préparatifs de ces grands guerriers icon_sergii_i_donskoy_800x594de l’an 1380. On sait juste que Saint Serge bénit en vue de cet exploit le principal chef de la milice russe, lui disant : « Vers les impies, va hardiment, sans hésiter ; tu les vaincras ». Ce jeune chef était de la génération qui avait atteint l’âge viril sous le regard de Saint Serge, et, aux côtés du Prince Dimitri Donskoï, il alla combattre sur la plaine de Koulikovo.

Le sens de la vigueur morale, et de la force spirituelle que Saint Serge insuffla dans la société, on le perçoit de façon encore plus vivante et pleine dans le monachisme russe. Dans la vie des monastères russe, un tournant significatif fut amorcé au temps de Saint Serge. L’aspiration à la vie monastique reprit notoirement vie. Au cours du désastreux premier siècle du joug, il s’était très affaibli ; le siècle qui sépara 1240 de 1340 vit apparaître en tout une trentaine de nouveaux monastères. En revanche, pendant les cent années suivantes, jusque 1340, pendant que la Rus’ se reposa des calamités extérieures et revint à elle, de la génération de Koulikovo et de ses descendants immédiats sortirent les fondateurs de 150 nouveaux monastères. Ainsi, le monachisme russe ancien fut le fidèle indicateur de la situation morale de sa société séculière : l’aspiration à quitter le monde ne se renforça pas du fait que la pauvreté aurait cru dans ce dernier, mais à mesure qu’en lui croissaient les forces morales. Cela signifie que le monachisme russe fut un renoncement au monde, au nom d’idéaux au- dessus de ses forces, et pas une négation du monde, au nom de principes qui lui auraient été hostiles. Du reste, les faits historiques n’en disent pas plus que ce que ne suggère l’idée même du monachisme orthodoxe. Ce lien entre le monachisme russe et le monde est dévoilé par un autre signe de rupture. Il s’agit du changement de l’orientation même de la vie monastique à partir de l’époque de Serge. Jusque la moitié du XIVe siècle, presque tous les monastères de la Rus’ apparaissaient dans les villes, ou sous leurs murs. A partir de cette époque une majorité décisive des monastères apparut loin des villes, dans le désert des forêts touffues, attendant la hache et l’araire. Ainsi, au but fondamental du monachisme, la lutte contre l’indigence spirituelle de la nature de l’homme, s’ajouta une lutte nouvelle, contre les obstacles de la nature extérieure. Pour le mieux dire, ce deuxième but fut un moyen nouveau pour atteindre le premier.

Saint Serge, avec sa communauté et ses disciples, fut le modèle et l’initiateur de l’avivement de la vie monastique, «le maître et l’instructeur de tous les monastères de par la Rus’», comme l’écrivit son chroniqueur. C’est par dizaines que se comptèrent les communautés et monastères fondés par les disciples directs de Saint Serge, ou par les disciples de ceux-ci. Leur nombre atteignit le quart de l’ensemble des monastères fondés pendant le deuxième siècle du joug tartare. Et quasiment tous furent comme leur métropole, des communautés du désert. Les fondateurs de ces monastères fuirent les séductions du monde, mais les monastères fondés contribuèrent à répondre aux besoins vitaux du monde. Jusqu’environ 1350, la masse de la population russe, rabattue par l’ennemi dans le territoire enserré par la rivière Oka d’une part, et la Volga supérieure d’autre part, se pressait là, sur quelques bandes de terre déblayées et rendues habitables, au milieu de la forêt et des marais. Les Tatars et les Lituaniens interdisaient toute possibilité de sortir de ce triangle par l’Ouest, le Sud, et le Sud-Est. Seules étaient ouvertes les voies du Nord et du Nord-est, au-delà de la Volga. Mais il s’agissait d’une région d’épaisses forêts, infranchissable et en outre, occupée par de sauvages Finnois. Les paysans russes n’osaient emmener leurs familles et leurs maigres biens dans ce dédale de forêts impénétrables. «Nombreux étaient les non-baptisés en Outre-Volga», et donc rares les baptisés, ainsi que le dit l’antique chronique d’un monastère, à propos de l’Outre-Volga du temps avant Saint Serge. C’est donc tels de courageux éclaireurs que se rendirent en ces lieux les moines ermites. L’énorme majorité des nouveaux monastères de la période entre le milieu du XIVe siècle et la fin du XVe siècle naquirent en Outre-Volga, dans les forêts de Kostroma, de Iaroslav et de Vologda. La crête de partage des eaux de la Dvina et de la Volga devint la Thébaïde septentrionale de l’Orient orthodoxe. Les témoignages anciens de l’histoire de l’Église russe racontent la force d’âme dont firent preuve les moines russes ans leur pacifique conquête de l’Outre-Volga finnoise païenne, au profit de l’Église chrétienne et de la nation russe. Ils furent nombreux, les monastères sylvestres devenus points d’appui à la colonisation paysanne. Ces monastères fournissaient des instructeurs pour les colons agriculteurs, ils servaient de caisses de prêts, de paroisses, et finalement d’asile pour les vieillards. A l’entour de ces monastères se stabilisaient des populations nomades, telles les racines de l’arbre, qui adhèrent à un sol mouvant et sablonneux. Pour le salut de son âme, le moine fuyait le monde et s’en vint en Outre-Volga, et le laïc s’accrochait à lui, et avec son aide, il amenait en ces forêts un nouveau monde russe.

C’est ainsi que la Grande Russie de la Haute-Volga fut créée par les efforts communs du moine et du paysan, élevés tous deux dans l’esprit que Saint Serge insuffla en la société russe.

 

Bénis par le starets, les uns, guerriers, partirent vers le Sud, au-delà de l’Oka, vers les Tatares, et les autres s’en allèrent vers le Nord, au-delà de la Volga, pour lutter contre forêts et marécages.

Le souffle du temps a effacé de la conscience du peuple la mémoire de cette lutte, et le temps a recouvert d’une épaisse couche de poussière séculaire les os des guerriers de Koulikovo. Mais jusqu’à nos jours, la mémoire du saint ermite plane dans la conscience populaire, alors que sur terre, le tombeau contenant sa dépouille incorruptible est maintenu en bon état. Par quelle voie cette mémoire atteint-elle le peuple, elle qui parle tant à son cœur qu’à son esprit ? Il est malaisé de représenter, dans nos langues contemporaines, desséchées par les schémas abstraits, les mouvements vitaux, profondément enfouis, de la foi de l’âme populaire. Au fond de cette âme se cachait l’impression puissante et lumineuse produite par un homme, produite par des méthodes morales, silencieuses, dont on ne sait que dire. Car on ne trouve pas les mots pour rendre ce silencieux regard lumineux et encourageant. Le responsable de cette impression s’en est allé depuis longtemps, ses pauvres restes conservés dans la sacristie du monastère, comme une source tarie par le nombre de prières qu’on lui adresse. Mais on a l’impression qu’il vit, transfusant de génération en génération un courant de fraîcheur que ne purent ralentir à ce jour ni les calamités nationales ni les crises morales de la société. La première sensation confuse de courage moral, la première lueur d’une impulsion spirituelle, voilà en quoi consiste cette impression. Par l’exemple de sa vie, par sa hauteur spirituelle, Saint Serge a relevé l’esprit déchu de sa nation, a fait renaître en celle-ci la confiance en soi, en ses forces, et lui a inspiré la foi en son futur. Il est sorti d’entre nous, il fut chair de notre chair, os de nos os, mais il s’éleva à une hauteur telle, que nous n’aurions pu envisager que l’un d’entre nous puisse l’atteindre. Voilà ce que dans la Rus’ d’antan, tous pensaient. Et cette opinion était partagée par l’Orient orthodoxe. Un biographe de Saint Serge nous rapporte à ce propos l’exemple de cet évêque de Constantinople, venu à Moscou et ayant entendu partout de tels récits à propos du grand ascète russe qu’il s’écria avec émerveillement : « Comment un tel luminaire a-t-il pu apparaître en ce pays ?» Par sa vie, par la possibilité même d’une telle vie, Saint Serge permit au peuple affligé de sentir que tout n’était pas complètement éteint ni engourdi en lui. Sa manifestation au milieu de ses compatriotes, assis dans la ténèbre et l’ombre de la mort, leur a ouvert les yeux sur eux-mêmes. Il les a aidés à apercevoir dans leur propre ténèbre intérieure les étincelles couvant encore, de ce feu qui dont brûlait le flambeau qui les éclairait. Les miracles de Saint Serge furent pour les Russes du XIVe siècle le signe de cette action qu’il exerça. En effet, raviver et mettre en mouvement le sens moral du peuple, élever l’âme de celui-ci au-delà de son niveau habituel, voilà des manifestations de l’influence spirituelle qui toujours demandèrent des miracles, des actes créatifs, pour être reconnues. Cela tient à la substance et à l’origine de cette influence ; elle trouve sa source dans la foi. L’homme qui insuffla en la société une telle foi, et qui lui donna de sentir vivement en elle-même la présence de forces morales inattendues, devient pour cette société le porteur de l’étincelle du thaumaturge, capable de susciter et d’appeler ces forces à se manifester chaque fois que de besoin, quand se déclare l’insuffisance des ressources habituellement disponibles dans la vie du peuple.

L’impression des gens du XIVe siècle devint la croyance des générations qui leur succédèrent. Les pères transmirent à leurs enfants l’inspiration spirituelle qu’ils avaient reçue, orientant cette inspiration vers la source où puisèrent en premier lieu ceux qui lui étaient contemporains. Ainsi, l’influence spirituelle de Saint Serge survécut à son existence terrestre, et fut transfusée dans son nom. La mémoire de celui-ci agit à travers les siècles comme un moteur moral agissant, et entra dans la composition de la richesse spirituelle de la nation. Et ce nom conserva la puissance d’impression personnelle directe que le saint exerçait sur ses contemporains. Cette puissance persista. Et lorsque le souvenir historique s’affadit, le mémorial accompli par l’Église s’y substitua, transformant l’impression en une attitude permanente d’élévation de l’esprit. Dès lors, cette chaleur demeura perceptible longtemps après que sa source s’éteignit. La nation vécut dans cet état d’esprit des siècles entiers. Il l’aida à construire sa vie intérieure, de même qu’à constituer et affermir l’ordre de l’État.

Le nom de Saint Serge rappelle à la nation sa renaissance morale, qui a rendu possible sa renaissance politique et a imprimé en sa mémoire la règle selon laquelle la puissance politique n’est solide que lorsqu’elle se fonde sur la force morale. Cette règle et cette renaissance sont les contributions les plus précieuses de Saint Serge.

Ces contributions ne relèvent ni de la théorie, ni des archives ; elles se situent dans l’âme vivante du peuple, dans sa constitution morale. La richesse morale de la nation est clairement évaluée à l’aune de la mémoire des actions en faveur du bien commun, de la mémoires de personnes qui ont contribué le plus au bien de la société.

Le sens moral de la nation est formé par l’agglomération de ces mémoriaux et mémoires. Ceux-ci constituent son terreau nourricier ; en ce dernier poussent ses racines. Si vous les en arrachez, le sens moral se flétrit, tel l’herbe fauchée. Ils nourrissent non pas la présomption nationale, mais l’idée de responsabilité éprouvée par les descendants devant leurs grands ancêtres, car le sens moral, c’est le sens du devoir. En célébrant la mémoire de Saint Serge, nous nous contrôlons, nous évaluons nos 3C8P6640réserves morales, léguées par les grands constructeurs de notre ordre moral, nous les renouvelons, comblant ce qui a été dépensé. Les portes de Laure Saint Serge se fermeront, et les lampades s’éteindront au-dessus de son tombeau, seulement lorsque nous aurons dépensé ces réserves toutes entières, sans les renouveler.