Ce texte de Konstantin N. Leontiev fut publié pour la première fois en 1878 dans le n°9 du magazine 4421-1-bigPétersbourgeois «Le Monde Russe» («Русский мир»). Il a ensuite été intégré dans le recueil d’articles paru sous le titre «L’Orient, la Russie et le Monde Slave» à Moscou en 1885-1886, et réédité en langue russe pour la dernière fois en 1996. Jusqu’à présent, il n’avait pas fait l’objet d’une traduction en Français, du moins à notre connaissance. En voici la première partie
Voilà que dure maintenant depuis quasi deux années déjà le combat en Orient…
Toute les nations qui confessent la foi orthodoxe y ont été aspirées l’une après l’autre. Le soulèvement en toute apparence anodin de quelques villages d’Herzégovine fut l’étincelle jugée cette fois responsable du départ du gigantesque incendie qui s’est propagé des rives du Danube aux sources de l’Euphrate, du Nil aux Dardanelles. Bosniaques sans terre, Monténégrins pourchassés par les beys, Serbes, paisibles Bulgares soumis par les Turcs, et même Moldo-valaques, qui n’avaient plus pris les armes depuis des siècles, tous les uns après les autres se sont intégrés au mouvement devant, selon toute vraisemblance, mettre un terme à la domination musulmane de ce côté du Bosphore.
A ce jour, seuls les Grecs traînent, attendent, hésitent… Ni le vieil inconfort de la neutralité politique et du statut social dans le cadre de la Turquie, que les Grecs, et d’autres Chrétiens, surent déplorer plus fortement et éloquemment que quiconque il y a peu, ni l’établissement de féroces Tcherkesses dans la plaine enchanteresse et fertile en blé de la Thessalie, ni les vives sorties provocatrices de l’Autorité Turque contre l’Hellade libre, ni les fleuves de sang chrétien répandu impitoyablement, si proches, ni même le massacre brutal et insensé des Grecs à Kavarna, inutile au Turcs eux-mêmes, rien cette fois ne parvint à soulever les Grecs et à les sortir de leur étrange inaction soit désemparée, soit mûrement réfléchie.
crete_image82Finalement, les Crétois se sont soulevés… Une fois encore, ces courageux Crétois, qui dix ans auparavant avaient déjà rougi de leur sang la terre sacrée de leur île romantique et superbe. Ces Crétois qui combattirent si longtemps et avec tant d’abnégation pour leur liberté, dans les années ’60, furent les premiers Chrétiens d’Orient qui enseignèrent à la société russe à prendre activement part au destin des peuples orthodoxes qui s’efforçaient de se libérer de la domination étrangère…
Jusqu’au soulèvement crétois, les intérêts et aspirations des Chrétiens orientaux étaient connus et compris seulement d’un cercle restreint de nos politiciens et de quelques rares savants et publicistes conscients de la signification importante de la question orthodoxe d’Orient pour l’inéluctable évolution de notre vie.
Même les slavophiles de la vieille école, malgré tous leurs indéniables talents et mérites, ne posèrent pas toujours un regard juste sur l’importance de cette cause historique, éloignée géographiquement, mais proche par le sang. Ils étaient attirés, malheureusement par une sorte de slavisme rêveur et libéral, les coupant de la réalité.
Il y eut ceux dont l’orientation était toute différente, et qui qualifient la question d’Orient de Question slave, oubliant qu’en Turquie vivent non seulement des Slaves, mais d’autres peuples Orthodoxes, qui nous sont depuis longtemps chers et proches, les Roumains, les Serbes Orthodoxes, les Arméniens presqu’orthodoxes, les Grecs qui règnent sur tellement de lieux sacrés de notre foi, Jérusalem, le Saint Mont Athos, le Sinaï, ainsi que quatre Trônes Patriarcaux.
Non ! La Question d’Orient est exactement la Question d’Orient, et pas seulement une question slave…
Il ne convient pas de réduire cette affaire titanesque au niveau d’une simple question ethnique. La politique de la Russie n’a pas été et ne doit pas être (tel est son destin) grossièrement ethnique, étroite. Une politique ethnique ne pourrait être que destructrice. Notre véritable politique nationale doit être panorientale, orthodoxe, digne de notre grandeur aux yeux du monde… Qu’est-ce qu’un peuple, pris en lui-même, dépourvu d’une idée à la fois abstraite en sa neutralité, et réellement incarnée dans la vie, dans l’existence de ce peuple ? Qu’est-ce qu’un peuple dénué d’une telle idée, traduite dans sa vie, à la mesure de ses forces ?

Qu’est-ce que le Monde slave sans l’Orthodoxie ? Un corps. Sans Âme ! Une masse inorganique sans plan ni ciment… facilement concassée par le lourd marteau de l’histoire…

 

Grâce à Dieu, nous avons l’Église et la liberté. Nation et Orthodoxie ne sont pas des antithèses condamnées à une triste lutte à mort… Sous la bannière de l’Église, nous sommes maintenant engagés dans le mouvement de libération, car nous nous appelons frères en Christ. Tous les chrétiens d’Orient sont, de façon égale, nos frères… Longtemps, j’ai vécu au milieu des Grecs et malgré l’éloignement il me semble que je les comprends bien. Les armes les retiendront-elles ? Ou la pression des Anglais ? La crainte de voir les cuirassiers anglais ou turcs réduire en poussières Le Pirée, Corfou, Sira, Nauplie ou Patros ? L’appréhension d’un débarquement anglais sur les côtes sans défense de la Grèce libre ? Je n’y crois pas du tout. Observant les Grecs de loin, mais les connaissant bien, je suis convaincu de ce que rien de tout cela ne peut se produire. Les Grecs sont fiers, braves, belliqueux et pétris d’amour-propre. Pour contrer les monitors, ils ont des torpilles, et les marins grecs (il suffit de prononcer cette expression) sont plus habiles et téméraires que les Russes… Que firent ces marins grecs lors de l’insurrection crétoise ? La mer est l’élément des Grecs. Sur mer ils sont chez eux. Un débarquement ? Mais combien de soldats l’Angleterre peut-elle consacrer à un débarquement en Grèce ? Vingt ou vingt cinq mille ? Un seul Grec en colère, mu par l’amour de sa patrie vaut cinq Anglais. De plus, pour l’Angleterre, une guerre contre la Grèce signifie la guerre contre la Russie, et vraisemblablement, l’Allemagne. Des défaites en Thessalie, en Crète, en Épire, en Macédoine… ? Mais comment ces mêmes Grecs, privés de toute assistance extérieure, ont-ils résisté aux Turcs à deux reprises, l’une pendant une guerre de huit ans (de 1821 à 1869) et l’autre durant trois ans (de 1866 à 1869)? Et ils disposent aujourd’hui d’alliés solides ; la Russie, le Monténégro, la Roumanie, la Serbie, et d’autres encore, sans doute. D’où vient donc cette inactivité, nuisible sinon désastreuse pour les Grecs eux-mêmes ? Hélas, la véritable raison est claire pour qui a vécu en Orient!… (A suivre)

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