Traduction du texte préparé par Madame Zénaïde Beloziorova, à l’occasion du cent dixième anniversaire, le 24 mai 2019 du jour de la naissance du Père Nicolas Gourianov, ce starets glorieux, sage et clairvoyant, auprès duquel affluaient les orthodoxes du pays tout entier, en quête de conseils et d’aide. Le texte original a été mis en ligne à la date précitée sur le site Pravoslavie.ru

L’Île de Talabsk (ou Zalita). Une îlette au milieu du Lac de Pskov, calme, dont le miroir de satin étincelle sous un ciel maussade qui vient se dissoudre en lui, couleur de plomb, lourd.
Île de l’amour, île du salut, île de l’Orthodoxie.
Quand tu vis longtemps sur l’Île, ou en permanence, tu te retrouves dans cette atmosphère de miracle quotidien, et parfois, c’est terrible, tu t’habitues à cela.

La Tombe du Starets Nicolas

Batiouchka Nicolas est ici, à côté de toi. Au cimetière la petite tombe est toujours fleurie, à toutes les époques de l’année. Et puis, cette marée sans fin des gens aux yeux empreints de tristesse, de douleur, d’espoir; de simple pèlerins, et ceux qui connaissaient Batiouchka et qui sont venus lui rendre visite, car il leur manque. «Oh, Batiouchka, tout ce qu’il y a eu chez nous avec toi»… cette babouchka locale converse avec Batiouchka devant sa croix, au cimetière. L’histoire vivante de la vie du Père Nicolas, ce sont les habitants de l’Île. Tant de récits, tant d’histoires, simples, touchantes, histoires de l’amour et du podvig de Batiouchka.

«Moi, je serai là!»
Alexandre Grigorievitch Poletaev, îlien de Zalita :
«Je m’assieds et je discute avec Batiouchka. Il m’indique l’icône du Jugement dernier, qui pend au mur et dit:
– Moi, je serai là. Il montrait l’enfer.
J’en eus la respiration coupée. Un homme pareil qui dit une chose pareille…
– Mais alors, moi, je serai où?
– Toi, tu sera là. Il fit un signe vers le haut.
– Et pourquoi?
– Parce que je prie pour vous. Je prie pour vous.
Voilà tout. Après ça, je suis rentré. Il faut prier les uns pour les autres. S’entraider. Et vous, vous me regardez, et dans vos yeux il est écrit «que pouvez vous encore me raconter au sujet de Batiouchka?». Batiouchka, lui, il regardait, et dans ses yeux, il était écrit «Je t’aime».

«Il courait le matin, Batiouchka…»
Anatoli Ivanovitch Soloviov, îlien de Zalita :
«Il courait le matin, Batiouchka. Où courait-il? Je ne sais. Sur l’île. Il parcourait tout le village et demandait à chacun : «Eh bien, et la santé? Comment tu vas? Comment? Quoi?». Tout le temps en galoches, avec son bâton, pas une béquille, un bâton. Et il avançait en courant. Il était comme ça. Il ne pouvait pas marcher tranquillement. Et il appelait tout le monde comme ça: Koliouchka, Anatoliouchka, Petienka…
Un homme comme lui, il n’y en aura plus.
Vous voyez, c’était curieux, il allait sur tous les chemins en galoches. Chaussettes de laine et galoches. Il n’y avait pas d’habits chez lui ou quoi? Son rason était tout rapiécé. Il n’en avait donc pas d’autre? Tu vois, seulement des galoches des galoches, des chaussettes de laine… en fait, il ne pensait pas une seule seconde à lui. Il pensait seulement aux gens.
Il n’avait pas besoin d’argent. Il recevait une pension, et aussi à l’église. Mais pour ceinture, un câble de nylon, et des galoches… Un jour je lui ai dit : «Petit Père, c’est pas vrai que tu ne t’achètes pas une ceinture?» Avant, pour une ceinture, c’était un rouble.
– Oh, Anatoliouchka, j’ai tout ce qu’il me faut, j’ai tout.
– C’est ce que je voulais dire, mais alors, pourquoi tu ne portes pas une ceinture ?
Mais il se contenta de rigoler, et puis c’est tout… Il rigolait de tout… Et son rire… Je n’en avais jamais vu de pareil. Moi aussi je suis comme ça, je me mets vite à rire. Il se bidonnait.Il riait tellement qu’autour de lui, tout le monde attrapait le fou-rire. C’était vraiment ainsi. De toute son âme. Il aimait plaisanter. Une autre fois, il en a raconté une… je ne parvenais plus à me tenir debout, je croyais que j’allais tomber de rire. Et il savait éclater de rire. Pour tout, soudain… Il était… Il n’y en aura plus comme lui. Plus jamais.»

«Mon petit, arrête de fumer.»
Vassili Alexandrovitch Mataev, îlien de Zalita :
«Batiouchka m’offrit une nouvelle ceinture, toute neuve, jamais portée. Pareille à celle que portent les généraux, avec une étoile à l’intérieur. Mais je l’ai perdue. A la foi si proche, et pourtant si lointain… Et dire que j’ai perdu un tel trésor.
Il ne me permettait pas de fumer. Clac sur la joue. «Serviteur de Dieu, libère-toi». Je m’éloignais du lac, une cigarette aux lèvres, de gros poissons sur les épaules. En chemin, Batiouchka. Il me salue : «Mon petit, arrête de fumer». Il attrape mon paquet et l’écrase complètement. Rien à faire. Il passe sa main sur mes cheveux : «Serviteur de Dieu, ne fume pas». Vexé, je suis parti.
Il se souvenait de tous. Il avait baptisé tout le monde.
Et quand la «Zaria1» arrivait, on lui apportait tellement de tulipes à l’église Saint Nicolas. Tellement de monde dans la «Zaria» qu’on ne pouvait y mettre un pied.»

«Ne crains rien, lève-toi.»
Ioulia Polounina, habitante de Moscou :

«C’était en 1998. Un matin, nous allions chez Batiouchka, pour recevoir l’onction. Vraiment beaucoup de monde, comme toujours. Tous, nous attendions Batiouchka. Mais Batiouchka ne sortait pas. Valentina, son auxiliaire de cellule sortit. Elle dit que pour l’heure, Batiouchka ne sortait pas. Soudain, une voix se fit entendre : «Laissez passer, laissez passer, laissez passer». Nous nous sommes retournés et avons aperçu quelqu’un couvert de bandages, de la tête aux pieds. Plusieurs hommes le tenaient dans leurs bras, car il était incapable de marcher ni de bouger. Il avait un bras et une jambes dans le plâtre. Vu de côté, on aurait dit un mort. On pouvait juste apercevoir ses yeux et son nez. Sa peau avait une couleur verte-jaune. Effrayés, nous fîmes tous un pas de côté, les laissant avancer jusqu’au portillon. Son épouse se tenait à côté de lui. Elle pleurait fort, craignant qu’on ne leur permette pas de voir Batiouchka. C’étaient des larmes de profond chagrin, de désespoir, de douleur.
A ce moment, l’auxiliaire de cellule sortit. Ne posant aucune question, elle ouvrit le portillon et les fit avancer chez Batiouchka. Ils entrèrent. Nous attendions, impatients de voir ce qui allait se passer. Soit dit en passant, nous étions stupéfaits de ce que ce homme quasi mort soit amené à Batiouchka pour qu’il intercède en sa faveur. Et l’imprévisible se produisit. Au bout de 20 ou 30 minutes, la porte de la petite maison de Batiouchka s’ouvrit. Son auxiliaire de cellule sortit, suivie de Batiouchka Nicolas. L’homme malade fit transporté hors de la maison, mais déjà, il n’était plus allongé, mais assis. Et soudain, Batiouchka se tourna vers lui et dit «Et où est le bâton? Apportez le bâton!». On apporta le bâton, Batiouchka le prit et le tendit au serviteur de Dieu souffrant. L’épouse de celui-ci s’émut «Mais enfin, Batiouchka, pourquoi ce bâton? Vous voyez tout de même qu’il n’est pas même capable du moindre mouvement!» On entendit alors du côté du mari comme des sons de protestation. Mais Batiouchka continua à insister, et à lui pousser le bâton dans les mains, disant : «Lève-toi». Il commença par hésiter, par peur, puis il fit quelques mouvements sans conviction, mais Batiouchka lui dit alors avec fermeté : «Ne crains rien, lève-toi». L’homme malade prit alors le bâton en main et commença à se redresse avec hésitation, retombant assis. Il n’y arrivait pas. Alors, Batiouchka lui parla avec douceur et tendresse «Allons, ce n’est rien, ce n’est rien. Essaie encore avec le bâton». Il reprit le bâton. Batiouchka se plaça de l’autre côté, et l’aida à se redresser, et cette fois, ce serviteur de Dieu se retrouva debout sur ses deux jambes. Batiouchka dit «Bien, maintenant, allons-y, allons-y. En avant, tout doucettement». Et il se mit à marcher avec Batiouchka, placé à côté de lui, le soutenant. De l’autre côté, se tenait son épouse qui, elle aussi, le soutenait quelque peu, et pleurait à chaudes larmes. Mais cette fois, coulaient des larmes de grande joie. Le miracle s’était produit sous les yeux de tous ceux qui attendaient près du portillon de chez Batiouchka. Il faisait silencieux comme dans un sépulcre. Approchant du portillon, Batiouchka lâcha l’homme et dit : «Maintenant, avance tout seul, tout seul». Et il dit en souriant : «Et maintenant, sans le bâton, peut-être». Et nous souriions tous. Batiouchka s’éloigna quelque peu. Et l’homme sembla légèrement effrayé. Son épouse était très heureuse et répétait sans cesse : «Batiouchka, merci. Batiouchka merci». Le visage vert-jaune de l’homme qui allait mourir était devenu rose. Ils s’appuyaient l’un contre l’autre. Batiouchka lui embrassa la main et dit «Tout ira bien. Tu deviendras prêtre».
A cet instant, tout ce qui venait de se passer avait l’air étrange, non-terrestre, le genre de choses qu’on lit dans les vies de saints. Mais ici, nous avions été les témoins de ce miracle. Tout avait été si simple. On aurait dit que tout le monde aurait pu être en mesure de faire ce que Batiouchka venait de faire, donner le bâton, et dire «Va!»

«Porter les croix, ce n’est pas une affaire de femme»
Moniale Nila (Timofeeva), îlienne de Zalita :

Portrait par Irina Gaidouk

«Batiouchka me demanda de scier les vielles croix du cimetière. Je sciais pendant que Batiouchka chauffait le bania. Il le nettoya complètement, enleva toute la cendre. Ensuite, il vint près de moi, avec une toile d’une blancheur immaculée. Il tomba à genoux et commença à ramasser tous les bouts de bois et toute la sciure
– Bénissez Batiouchka, je ramasserai tout après.
– Porter les croix, ce n’est pas une affaire de femme.
Agenouillé, il nettoya tout, recueillit vraiment tout;on ne voyait même plus où j’avais scié. Il s’en alla en chantant «Devant ta Croix, nous nous prosternons, ô Maître, et Ta sainte Résurrection, nous la chantons et la glorifions». Il chanta jusqu’à la maison, jusqu’au bania, et là, il brûla tout. Toutes les vieilles croix furent enlevées et Batiouchka en planta de nouvelles sur les tombes.
Batiouchka ne tuait jamais ni un moustique ni une mouche. J’étais occupée à nettoyer l’église. Je retirais tout et nettoyait tout. Derrière l’église je marchai par hasard, à peine, sur une ronce.
– Ninouchka, Ninouchka, il ne faut pas. C’est un péché.
– Mais c’est une ronce, Batiouchka.
– C’est tout de même une plante. Elle porte des petites fleurs.
Sa cellule était remplie de fleurs, de même que la cour, et le cimetière.
Combien de fois Batiouchka répéta-t-il «Prenez attention aux fleurs, aimez les petites fleurs, arrosez-les, protégez les herbes, ne les piétinez pas en vain, faites attention. Il faut épargner les petites fleurs, les arroser, les faire grandir. Épargnez, aimez, nourrissez les petits oiseaux et les animaux. Vous aurez l’Esprit du Christ.»
Les vaches et les veaux pâturaient, mais aussitôt que Batiouchka jouait de l’harmonium, tous accouraient pour se coucher sous sa fenêtre et écouter».

«Aimés, oui, précieux»
Antonina Mataeva, îlienne de Zalita :
«J’avais une voisine. Nous nous querellions, mot pour mot. Elle me bouscula. Je le racontai à Batiouchka. Mais Batiouchka dit : «Il faut savoir aimer et pardonner. Il faut pardonner tout cela». Et je pardonnai. Nous nous sommes mise à discuter comme si jamais rien ne s’était passé. «Vous êtes mes précieuses», voilà comment il nous appelait quand on allait auprès de lui pour se confesser. Il disait :
– Antoninouchka, alors, quel est ton petit péché principal?
– Batiouchka, seul Dieu est sans péché, moi je suis pécheresse.
Nous étions ses aimées, ses précieuses. Batiouchka était si bon. Il nous nourrissait de ses mots. Il était bon, Batiouchka. Tous, il nous aimait. Une autre fois, j’étais allée à l’église. Nous en sommes sortis en groupe, et voilà qu’il nous dépasse en courant : «J’ai encore dix-sept ans, j’ai encore dix-sept ans!». Il se retourna vers nous et répéta en nous pourchassant : «J’ai encore dix-sept ans!». Il plaisantait. Il faisait toujours des blagues ainsi. Batiouchka… Il était bon. Souviens-Toi de lui, Seigneur… Il n’est plus ici, notre Batiouchka.
Je me souviens, notre fille ne trouvait pas de travail. Il l’a confessée et lui a dit : «Tout ira bien, ne t’inquiète pas. Tu vas trouver du travail». Et tout s’arrangea.
Il nous instruisait toujours à faire le bien, et il aimait la simplicité. Il disait : «Ne trichez pas, ne rusez pas, c’est un péché. Là où est la simplicité, là sont les anges par milliers. Chez celui qui trichera, pas un seul il n’y en aura». Chez moi, Batiouchka occupe la première place dans le beau coin. Je le prie, je n’ai pas oublié de l’encadrer. Il aimait que les icônes soient dans des petits cadres. Quand dans l’église il distribuait des petites icônes de Saint Nicandre de Pskov, il disait : «N’oubliez pas de la mettre dans un petit cadre». J’ai acheté un petit cadre.

Là, au milieu des villages des Cieux,
Tu resplendis dans la gloire.
Intercède pour nous, pécheurs,
Notre Père Nicolas!».

Traduit du russe
Source

  1. «Zaria» A l’époque soviétique, c’était un type d’embarcation, surtout fluviale, longue et à fond plat, destinée au transport de personnes.