Il ne semble pas que jusqu’à présent, les huit Lettres d’Occident, écrites par le Saint Hiéromartyr Hilarion (Troïtski) aient été traduites en français. Ces huit lettres, éditées pour la première fois en 1915, sont incluses dans les Œuvres en trois volumes du Saint Hiéromartyr, au tome 3, pp 396 à 458. (Священномученик Иларион (Троицкий). Творения в 3 томах. -épuisé-), Moscou, 2004, Éditions du Monastère de la Sainte Rencontre. Le texte de ces huit lettres fut également publié sur le site Pravoslavie.ru, entre le 16 et le 22 mai 2006. Ces écrits, qui ne relèvent pas d’une démarche académique, plongent le lecteur avec animation et profondeur dans l’atmosphère spirituelle, philosophique, culturelle et sociopolitique du début du XXe siècle; c’est en 1912 que l’Archimandrite Hilarion (Troïtski) effectua un périple dans les grandes villes d’Europe. La troisième lettre présente le contraste, irréductible semble-t-il, entre l’église en Occident et l’église en Russie Orthodoxe. Voici le début de la troisième lettre. Les précédentes se trouvent ici.

Troisième lettre. La cathédrale de Cologne

N’imagine pas, mon cher Ami, que cette lettre sera toute entière consacrée à la cathédrale de Cologne ou à son histoire. Non, la cathédrale de Cologne me servira seulement de symbole de la conscience religieuse européenne. J’ai choisi cette cathédrale pour de nombreuses raisons. L’ayant vue de très nombreuses fois, cette cathédrale gothique de Cologne exerce sur moi une impression irrésistible. Je l’ai visitée à plusieurs reprises, admirée de l’extérieur, de tous les côtés. J’ai longuement contemplé les ogives de ses voûtes. Les autres anciennes cathédrales d’Europe, je les ai regardées comme des monuments historiques, et visitées avec la froide attention du touriste qui se doit de voir tout ce qui est digne d’intérêt. Là, mon âme fut assaillie seulement par une vague de souvenirs et rêveries historiques. Je me souvenais des rois, des seigneurs féodaux, des chevaliers, des tournois. Il n’en alla pas de même dès les abords de la cathédrale de Cologne. Elle m’attira avec une sorte de force incompréhensible. Elle accrocha mon regard alors que je contournais la ville, sur le Rhin. Lorsque je quittai Cologne, j’allai prendre congé de la cathédrale. Rarement, très rarement, il me fut donné de vivre une impression aussi puissante d’unité artistique telle qu’à la vue de la cathédrale de Cologne. Le dôme Saint Stéphane à Vienne, l’antique cathédrale de Mainz, le Kaiserdom de Francfort-sur-le-Main, Notre Dame de Paris, l’église votive de Vienne et les autres cathédrales gothiques ne produisirent pas une telle impression sur moi. Moi, mon Ami, qui ne suis pas expert en histoire de l’art du Moyen-Âge, je vais te donner mon avis: la cathédrale de Cologne me semble être le modèle le plus frappant de l’architecture gothique. Imagine, Ami, que dans ses masses gris sombre de la cathédrale de Cologne s’incarne le génie d’une lignée entière d’artistes allemands : la construction commença dès le treizième siècle et la cathédrale fut tout à fait terminée en 1880. Indépendamment de la cathédrale de Cologne, je penses que le style gothique est le plus caractéristique de l’Occident, et en particulier de la conscience religieuse occidentale. Mais qu’est-ce donc que le style gothique? C’est un produit de l’art purement occidental. Dans ce style, on ne peut trouver nulle trace de l’influence grecque ou romaine. Ce style naquit en Occident, alors que celui-ci s’était déjà détaché de l’Église, c’est-à-dire à un moment où la conscience religieuse de l’Occident s’était séparée de la conscience chrétienne de l’Église. Que résulta-t-il de cet isolement? Examine donc cette petite prise de vue de la cathédrale de Cologne, observe-la de tout près. N’y trouves-tu pas la réponse? L’aspect extérieur de la cathédrale de Cologne peut fasciner. Vois la complexité de son dessin, vois la complexité de sa conception artistique, quelle masse de détails architecturaux! Et en tout cela, quelle élégance, quelle finesse dans le travail, et quelle unité artistique formée par l’ensemble! Une multitude de motifs architecturaux, chacun bien à sa place, rien en particulier de saute au regard, rien qui se fasse voir indépendamment. Et tout s’élève, tout s’élève. Lorsque je me suis pour la première fois approché de la cathédrale, c’était comme si quelqu’un me projetait moi aussi vers le haut.
Pénétrons maintenant à l’intérieur de la cathédrale. Il règne à l’intérieur la même impression d’unité artistique. Seulement, ici, le ton général est plus lumineux:non plus gris foncé, presque noir, comme à l’extérieur, mais gris-jaune. Et ici, à l’intérieur, d’innombrables colonnes s’élancent vers le haut, entrelacées d’arcs complexes. C’est tellement haut qu’on en que la tête fait mal quand on la penche vers l’arrière pour voir les arcs. Le dessin demeure complexe à l’intérieur : il n’y a pas une seule colonne circulaire, chaque colonne forme comme une botte d’une dizaine de colonnes distinctes.En outre, on constate rapidement, et même avec un sentiment désagréable, la monotonie de l’intérieur. Celui-ci est rempli seulement de colonnes, et toutes celles-ci sont parfaitement semblables. Après un certain temps, on commence à sentir que dans cette merveilleuse église, artistiquement érigée, il manque quelque chose, quelque chose d’essentiel. On commence à réfléchir et à tenter de répondre à cette question : que manque-t-il à la cathédrale de Cologne, et à chacune des églises gothiques. La réponse ne tarde pas à émerger d’elle-même : Dieu manque, ici, la sainteté manque, la vie manque. Regarde l’aspect intérieur de la cathédrale! Tu constateras que seules deux rangées de statues sur les colonnes de la nef centrale embellissent la cathédrale, mais ces statues sont comme figées, mortes. Elles sont grises comme les colonnes. Il n’y a pas ici ce que nous appelons la magnificence de l’église. Alors que reste-t-il? Il ne reste que les astuces architecturales. Le regard parcourt les détails architecturaux, et c’est tout.

Cathédrale de la Trinité. Laure de la Trinité Saint Serge

Mais entre donc dans notre église orthodoxe, ornée de toute la splendeur de la magnificence ecclésiastique, par exemple dans la Cathédrale de la Trinité de notre Laure Saint Serge. (Nulle part je n’ai trouvé d’église qui soit son égale!). Ici, tout est nourri de sainteté ; avant tout, ici, tu sens dès l’entrée que tu pénètre dans la maison de Dieu, et involontairement, tu élève les mains pour tracer un signe de croix. Dans les églises orthodoxes, l’art architectural lui-même passe à l’arrière-plan. Je ne puis admettre d’église orthodoxe sans la magnificence ecclésiastique, et, ainsi, je ne puis approuver, par exemple, la majorité des églises de Petrograd. Entre par exemple dans la cathédrale de la Laure Saint Alexandre Nevski! A plusieurs reprises, on est forcé de se rappeler qu’on est entré dans une église et pas tout simplement dans l’une ou l’autre galerie. Chez nous, on a commencé à construire des églises vides quand nous nous sommes tournés vers les hérétiques occidentaux et avons commencé à les imiter. Nos pieux ancêtres construisaient toujours des églises complètement ornées. Les saintes fresques couvrent tout l’intérieur de nos anciennes églises. Mais dans les nouvelles, de l’époque pétersbourgeoise de l’histoire de la Russie, on s’est mis à accrocher aux murs des tableaux encadrés et des peintures tout à fait hideuses. On notera que ces peintures ne suscitent aucun sentiment religieux et pieux, mais uniquement des émotions artistiques, comme c’est le cas hors des églises, dans les galeries de peintures, entre autres. C’est pourquoi beaucoup visitent pareilles églises non pas comme il convient de visiter une église, mais comme on se ballade dans une galerie de peinture. Je ne puis oublier qu’un jour, à la Cathédrale Saint Alexandre Nevski, une dame, touriste, s’approcha de moi, tenant un guide de voyage en mains, et me demanda : «S’il vous plaît, où peut-on voir ici les icônes de Van Dijk et de Rubens?» Je lui répondis : «Madame, chez nous, aucun saint ne porte ces noms». On dit que pareilles églises, qui ne peuvent susciter qu’affliction et ennui, firent leur apparition chez nous uniquement pendant la malheureuse période pétersbourgeoise, quand nous vivions dans un état d’esprit qui nous était étranger, nous détournant de nos trésors natals historiques.
Et le style gothique est tel qu’une église construite dans ce style ne peut en aucun cas être ornée ecclésiastiquement, comme il convient à la demeure de Dieu. Des colonnes, des colonnes, une forêt entière de colonnes, mais nulle part un saint tableau. Ils ont imaginé le placement de fenêtres en mosaïque transparentes, mais depuis la nef centrale, ces fenêtres picturales ne sont pas visibles. A certains endroits, les tapis de sol sont l’unique décoration. Aucun saint tableau. Voilà comment sont les églises gothique hérétiques:vides, sans vie, sans âme. Dépouillez un appartement bien aménagé de ses meubles, tableaux et tout le reste, et il en deviendra inconfortable, désagréable, et vous voudrez le fuir au plus tôt.
Je vais me livrer, mon Ami, à une comparaison osée. Si dans une église gothique, par exemple dans la cathédrale de Cologne, on posait des rails et qu’on y introduisait des locomotives avec des wagons, on ne affligerait essentiellement en rien le sentiment religieux. Mais essayez donc de faire chose pareille dans notre Cathédrale de la Dormition;il est tout simplement effroyable de s’imaginer pareil sacrilège!
Dans «l’enfer» de Dante, les hérétiques sont torturés dans d’étroits cercueils incandescents. Cela signifie que le péché des hérétiques est leur étroitesse et leur unilatéralisme.Partout hors de l’Orthodoxie, on ressent précisément cette étroitesse, une sorte de myopie.Ainsi, par exemple, les hérétiques occidentaux sont tellement préoccupés du confort de leurs habitations personnelles qu’ils ont imaginés des styles tous plus confortables les uns que les autres! Et pour la demeure de Dieu, ils ont inventé le gothique, complètement inconfortable, sombre, sec et mortel. Il est évident que le vie s’est détournée de la religion, lorsque les hérétiques se sont détournés de l’Église. Il est caractéristique que le gothique se soit développé précisément à l’époque de la scolastique. Je pense, mon cher Ami, que le gothique et la scolastique sont apparentés. Le système scolastique, tout comme la cathédrale de Cologne, est complexe et élancé: il contient une multitude de détails, mais tous ces détails sont reliés entre eux, ils tiennent l’un à l’autre. Mais quand tu approches n’importe quel système scolastique, tu constate que malgré toute sa sveltesse, il est dépourvu de vie, il sent la mort. Le gothique, c’est la scolastique faite pierre. Les hérétiques occidentaux ont remplacé la vie religieuse avec ses différentes couleurs de sentiments, avec ses beaux élans de volonté, par la scolastique. La scolastique domine la pensée religieuse de l’Occident: les catholiques étudient Thomas d’Aquin, les protestants étudie la pensée religieuse pour elle-même, sans aucun lien avec la vie. Les écrivains de l’Église des premiers temps reprochaient aux hérétiques leur rationalisme, et les théologiens orthodoxes, à commencer par A.S. Khomiakov ont à leur tour reproché leur rationalisme aux hérétiques occidentaux. L’architecture gothique des églises occidentales prêchent, me semble-t-il,cette rationalisation de la vie chrétienne. C’est pour cela que les hérétiques occidentaux souffriront dans d’étroits cercueils. Il est en effet impossible d’imaginer gens plus étroits et unilatéraux que les rationalistes.

Khomiakov A.S.

Ce n’est pas en vain, mon Ami, que certains historiens de l’art on qualifié de ‘style allemand’ le style gothique ; les Français ont désavoué ce style dès le XVIIIe siècle. Ce n’est pas en vain, car l’âme allemande est enserrée par le rationalisme, plus que toute autre âme. Ce sont en effet les Allemands qui ont imaginé remplacer la théologie par la science théologique. Ce sont les Allemands qui en philosophie n’épargnèrent pas le monde au profit du triomphe d’une pensée égarée. Kant, Allemand typique, transforma le monde entier en une incompréhensible et inaccessible Ding an sich (chose en soi). Par nature, le slave n’est pas rationaliste. Le rationalisme est odieux au slave. Tu te souviens ce que Tolstoï écrivit de la suffisance? «Les Allemands font preuve de suffisance et ils la fondent sur une idée erronée, la science, c’est-à-dire une connaissance imaginaire de la vérité parfaite… L’Allemand est le plus suffisant de tous, avec le plus de fermeté, de la façon la plus odieuse, car il s’imagine connaître la vérité, la science, qu’il a inventée lui-même et qui pour lui est la vérité absolue» («Guerre et Paix»). J’entends en cela la voix du Slave. Dommage seulement que Tolstoï lui-même, en qualité de faux-enseignant de la religion, se tenait absolument sur le sol de l’odieux rationalisme allemand, de la science allemande. C’est tout juste si dans sa «Réunion, Traduction et Examen des quatre Évangiles» («Соединении и переводе четырех евангелий»), on ne retrouve pas à toutes les pages l’Allemand Reuss, un des érudits les plus insignifiants.
Je pense que ce n’est pas un hasard si le style gothique n’a pu s’enraciner dans les pays slaves : il ne convient sans aucun doute pas à l’Orthodoxie, et dans l’âme slave, sans l’Orthodoxie, il ne peut trouver aucune réaction de sympathie. Chez les Tchèques, Prague a une cathédrale gothique, mais l’amour qu’elle suscite n’est pas visible ; elle est tout à fait négligée, et engoncée dans d’autres immeubles, à un point tel qu’on ne peut en avoir une vue d’ensemble a moins de se placer très loin d’elle.
Mais Toi, Ami de cœur, peut-être vas-tu objecter: «Toute la vie religieuse de l’Occident peut-elle être remplacée par la scolastique et le rationalisme? N’y aurait-il là plus de mystique, plus de sentiment?» Si, il en reste, indubitablement, mais la mystique occidentale et le sentiment religieux occidental portent une empreinte malsaine. Et tu sais, mon Ami, il me semble que les nuances de ce sentiment malsain, d’ailleurs, se sont matérialisées aussi dans le style gothique. Ces nuances que nous pouvons les distinguer, avec Toi, dans cette même cathédrale de Cologne. D’où le gothique est-il sorti? Certains répondent ainsi à cette question : «La semence première du gothique, elle est dans les forêts profondes de la Gaule et de la Germanie, avec leurs cimes entrelacées, leurs troncs lisses et hauts, et leurs mystérieuses semi-ténèbres». Chateaubriand, par exemple, disait que dans les églises gothiques, on ressent la même angoisse et le même mystère qu’au plus profond de la forêt. Une religieuse angoisse… Cette expression me plaît; elle rend bien l’impression produite par les églises gothiques. Vois l’aspect intérieur de la cathédrale de Cologne. Imagine que tu t’y trouve, et qu’au-delà des étroites fenêtres les ténèbres s’épaississent. Sur l’autel uniquement tremblotte la lueur d’un cierge. Les voûtes du plafond ont été englouties par l’obscurité. Involontairement, une angoisse religieuse se glisse dans l’âme… (A suivre)

Traduit du russe