Il ne semble pas que jusqu’à présent, les huit Lettres d’Occident, écrites par le Saint Hiéromartyr Hilarion (Troïtski) aient été traduites en français. Ces huit lettres, éditées pour la première fois en 1915, sont incluses dans les Œuvres en trois volumes du Saint Hiéromartyr, au tome 3, pp 396 à 458. (Священномученик Иларион (Троицкий). Творения в 3 томах. -épuisé-), Moscou, 2004, Éditions du Monastère de la Sainte Rencontre. Le texte de ces huit lettres fut également publié sur le site Pravoslavie.ru, entre le 16 et le 22 mai 2006. Ces écrits, qui ne relèvent pas d’une démarche académique, plongent le lecteur avec animation et profondeur dans l’atmosphère spirituelle, philosophique, culturelle et sociopolitique du début du XXe siècle; c’est en 1912 que l’Archimandrite Hilarion (Troïtski) effectua un périple dans les grandes villes d’Europe. Voici le début de la quatrième lettre. Le trois précédentes lettres se trouvent ici.

Quatrième lettre. Les offices.

La Plaine de Russie. Tableau de Saïda Afonina.

C’était sur les berges pittoresques du Lac de Genève, à Lausanne… Je ne puis, mon cher Ami, demeurer indifférent à la Suisse. Je suis né au milieu de la plaine de Russie et j’y vis encore, mais j’aime les montagnes et la mer. Notre Caucase est superbe et terrifiant, mais la beauté y est sévère, parfois âpre. Et il y manque de lacs de montagne. Et la Suisse est justement riche en lacs magnifiques et pittoresques qu’on ne peut trouver qu’en milieu montagneux. Le pays est en même temps couvert de montagnes, et on peut quasiment le parcourir en entier en bateau! On navigue en bateau-vapeur sur le lac et d’énormes massifs montagneux, aux sommets parfois couverts de neige, sont assis sur les berges. Des ruisseaux dévalent bruyamment de la montagne et plongent dans le lac, formant souvent des cascades. Nos touristes en Crimée délaissent Yalta pour aller aux chutes d’eau de Outchan-Sou. Quand on a vu les chutes d’eaux en Suisse, il est un peu gênant de mentionner nos curiosités. L’union de la beauté des montagnes avec celle de ces cours d’eau et du lac produit en moi une impression à la fois majestueuse et douce, tendre. J’aime, mon cher, la beauté du monde de Dieu! Cela me rappelle ma lecture d’un récit de l’Archevêque Innocent (Borissov). Il observait le lever du soleil sur le Tchatyr Dag. Oh, voilà un autre endroit merveilleux! Il devait célébrer la liturgie, et il dit : «Quant aux matines, je les entendue au Tchatyr Dag». Je comprends ce saint évêque-poète, ce saint évêque-artiste à l’âme si tendre et si élevée! Les sommets montagneux rapprochent l’homme de Dieu et le détachent de terre. Parmi la beauté des montagnes, je me sens immédiatement insignifiant, minuscule, et toutes nos «affaires» semblent ne mériter aucun intérêt. Et si nous nous détachons de ces «affaires», involontairement, nous sentons Dieu en notre cœur. Je suis triste qu’il ne me fut pas donné de participer à la liturgie dans cette église construite au sommet-même de l’Athos. Il me semble que là, la Liturgie doit être particulière. C’est justement au milieu de ces beautés naturelles qu’elle a sa place, notre Liturgie Orthodoxe, nos offices orthodoxes, remplis de majesté et d’action de grâce.

Tchatyr Dag

Sais-tu, mon cher et merveilleux Ami, avec quoi mon souvenir de Lausanne est indissolublement lié? Avec la prééminence de la liturgie orthodoxe sur les offices des hérétiques occidentaux et européens. Pourquoi en est-il ainsi? Tout simplement, suite à une légère coïncidence que je vais maintenant Te narrer. Quand à Lausanne, on part du quartier d’Ouchy pour escalader la montagne, s’ouvre une vue splendide sur le Lac de Genève. Il est complètement entouré de montagnes.On aperçoit même sur l’autre rive, le Mont Blanc, dans le lointain. Les jours d’été, le lac est plongé dans une brume légère, et sillonné en toutes directions par les bateaux-vapeur. Tu contemples cette beauté, et tu veux ne jamais t’en détourner. Sur les hauteurs, comme sur un replat particulier de la montagne, se trouve la cathédrale. Je suis longuement demeuré à l’ombre des arbres auprès de la cathédrale, plongé dans la contemplation silencieuse de ce merveilleux tableau baigné dans la lumière du soleil, œuvre du grand Artiste du monde. Quel tableau riche en beauté! Mais voilà, j’entrai dans la cathédrale et… je fus atterré par l’indigence de ses constructeurs et de ceux qui furent chargés de l’orner. O, comme je trouvai malencontreux de voir ce fruit de l’indigence religieuse des protestants précisément ici, au milieu des charmes de la création divine qui enthousiasment l’âme! Des murs nus de pierre grise, et des bancs en bois, rien d’autre! Ceux qui vivent en permanence à Lausanne ne sentent-ils donc pas cette contradiction, qui d’emblée me sauta aux yeux, contradiction entre ce qu’il y a à l’intérieur et ce qu’on voit à l’extérieur de leur cathédrale! Beauté et richesse hors de la cathédrale, uniformité indigente à l’intérieur. Ils décorent leurs propres maisons avec des fleurs, elles sont enveloppées de plantes, partout, des balcons. Pourquoi donc cette église, l’église de Dieu doit-elle être dépourvue de toute ornementation, sèche, uniforme et inaccueillante?

Et qu’ai-je encore remarqué dans cette cathédrale! Jadis, il dût contenir des statues. Aujourd’hui, elles ont été enlevées, et elles gisent, mutilées, sur le sol, dans un coin de la cathédrale, je ne sais trop pourquoi. Sans doute en qualité de curiosités pour les visiteurs. Quel mépris indécent envers les saints de Dieu! Je restai longuement assis dans la cathédrale, ruminant ces pensées. C’était un samedi. La cathédrale était vide. Arriva un préposé aux offices, comme un de nos sacristains ou peut-être un diacre. Il commença à préparer ce qui était nécessaire pour l’office. D’habitude, dans les églises protestantes, ceux qui prient tiennent en mains un livre de chants, un livre de prières. Les prières portent chacune un numéro qui lui est propre et les numéros qui devront être chantés sont inscrits sur un tableau accroché quelque part au mur, parfois même à plusieurs endroits. Je vois le petit diacre (je l’appellerai ainsi) retirer une boîte de sous une table. La boîte contenait cartons sur lesquels des chiffres étaient inscrits, pareils à ceux qu’on utilise dans les écoles lorsque les enfants commencent à apprendre les chiffres. Et le petit diacre composa à l’aide des chiffres trois ou quatre numéros, qu’il disposa sur un tableau. Je le vis alors tirer un téléphone jusqu’à la chaire à prêcher, et il appela quelqu’un, le pasteur, sans doute. Ils discutèrent brièvement, après quoi il vint changer un des chiffres sur le tableau, et accrocha ensuite celui-ci au mur. Un ami m’accompagnait, condisciple de l’Académie, et aujourd’hui, professeur de Liturgie dans un séminaire. Je lui dis à ce moment: «Et voilà tout leur typikon!» et en vérité, quelle réduction simplificatrice de l’office! Notre Typikon, c’est un livre de plus de mille pages. Et si vous prenez une édition du Typikon du Vieux Rite, avec sa couverture de cuir, il pèse quasi un poud! [Unité de masse russe, valant 16,38kg. N.d.T.] Que de détails et de nuances ne contient-il pas! Voyez seulement les chapitres de Marc1 ou les chapitres de l’église2 ! Surgit alors cette question : qu’est-ce qui est meilleur, notre Typikon orthodoxe, ou la boîte avec les chiffres?

Typikon du Vieux Rite

Souviens-toi du forgeron de Toula, dans «Le Gaucher» de Leskov, qui, à Londres, affirmant les arguments de la supériorité de la foi orthodoxe, dit : «Nos livres sont incomparablement plus épais». Jugement très intelligent et parfaitement justifié! Il est judicieux d’en tirer profit en ce qui concerne les livres liturgiques. Prends le petit livre liturgique protestant et compare-le avec le cycle de nos livres liturgiques. Le petit livre liturgique protestant, tu peux le glisser dans n’importe quelle poche, même celle d’un vêtement laïc. Mais les nôtres? Deux Triodes, deux Octoèques et douze Ménées mensuels. Impossible à entrer dans une poche ; toute une étagère est nécessaire. Tout cela serait-il superflu? On en a entendu beaucoup, qui répondaient par l’affirmative à cette question. Nous ne nous sommes quasiment pas encore entretenus avec Toi, pieux et intelligent Ami, de la prééminence de notre liturgie sur celles d’Europe occidentale. Parlons-en maintenant.
Personnellement, je considère que «Nos livres sont incomparablement plus épais», et cela nous donne une prépondérance incontestable. Si nos livres sont plus épais, cela signifie que le travail de l’inspiration de la prière fut plus important chez nous; nos poètes-hymnographes ecclésiastiques et nos mélodes furent plus nombreux. Et en réalité, avant même que l’Occident ne se sépare de l’Église, il y avait en Orient incomparablement plus d’hymnographes ecclésiastiques, et notre prééminence consiste en ce que nous n’avons pas rejeté avec un mépris pécheur de la richesse de l’héritage de l’Église antique. Nous avons préservé cet héritage en l’avons même enrichi. Alors que dans son aveuglement orgueilleux, l’Occident a soudainement rejeté cet héritage, l’estimant indigne de lui, et remplaça le Typikon par une boîte de cartes.
Souvent, les théologiens occidentaux affirment que Luther et ses semblables auraient restauré le véritable christianisme des origines. A mon sens, le fantasme d’une «restauration du christianisme» ne peut être qu’une ineptie totale. Un homme de cinquante ans pourrait-il restaurer sa vie lorsqu’il avait vingt ou trente ans? N’en irait-il pas de même avec la vie de l’Église? Chaque siècle a ses propres caractéristiques, et il a le droit de les avoir. L’Esprit Saint n’a pas vécut dans l’Église seulement, mais Il a toujours vécu en elle. Pourquoi faudrait-il oublier certains siècle et commencer, disons au quatrième? Et pourquoi faudrait-il retourner au premier? S’il faut placer une limite, quelle est-elle pour la «restauration du véritable christianisme»? Où donc? Et qui l’a déterminée? Qui a pu déterminer cela? Il me semble que ces questions, mon cher Ami, il faut se les poser quand on entend parler de la «simplification» de la théologie chrétienne, de la libération du christianisme de certaines de ses couches tardives. On parle très souvent, chez nous, d’éliminer de soi-disant rites inutiles dans les offices. Le Typikon de l’Église est parfois qualifié de «talmud orthodoxe». Sottise intégrale! Nos offices se sont complexifiés pendant plusieurs siècles. Progressivement, nos livres imposants se sont constitués;triodes, octoèques et autres. Tout cela ne peut être qualifié que de développement, de progrès théologique. Le Typikon fut le résultat de ce progrès ; il s’agit de la compilation de ce qu’il y eut de meilleur au cours des siècles dans différents pays : au Monastère Saint Savva près de Jérusalem, au Studion à Tsargrad, aux monastères de l’Athos, et chez nous, dans la pieuse Rus’. (A suivre)

Traduit du russe

  1. Section du Typikon, composé d’un ensemble de chapitres, qui reprend les exigences dans le déroulement des offices, dans les cas de coïncidence des fêtes religieuses fixes avec les fêtes mobiles, combinées aux jours de la semaine et au cycle liturgique annuel. Ces textes furent rédigés par le moine Marc.
  2. Section du Typikon, qui contient des instructions pour l’exécution des offices le(s) jour(s) de (s) dédicace(s) de l’église, ainsi que lorsque ces jours coïncident avec toute fête mobile.