Écrits

Le texte ci-dessous est la traduction d’un extrait du journal du Métropolite Ioann (Snytchev) de Saint-Pétersbourg et Ladoga. Il fut publié le 22 novembre 2005 sur le site Ruskline.ru. Il a en outre été repris dans divers ouvrages biographiques relatifs au Métropolite Ioann. Ce texte lève un petit coin du voile couvrant l’histoire de l’Église Orthodoxe en Russie à cette époque. Et ce coin de voile est levé par un des acteurs les plus notables de cette tranche d’histoire. Nous lisons par la même occasion la découverte naïve de la capitale par un jeune provincial au cœur pur, auquel le père spirituel avait donné pour obédience de tenir le journal de son pèlerinage.

Préambule de la rédaction de Ruskline.ru: Dès sa jeunesse, Vladika Ioann tint son journal, dans lequel il notait ses impressions des événements et des rencontres, les émotions de son âme et ses expériences spirituelles. Nous proposons (…) un extrait de ses notes parmi les plus anciennes, celles qui rapportent sa première visite de Moscou, en 1946. A cette époque, le futur métropolite était hypodiacre et n’avait pas encore dix-neuf ans. La piété, la sincérité et la spontanéité du jeune pèlerin confèrent à ces lignes toutes simples un arôme spirituel particulier, un côté édifiant, touchant, une certaine chaleur…

En route pour Moscou
Par la volonté de Dieu, mon starets [Vladika Manuil1 ] m’accorda sa bénédiction pour un pèlerinage à Moscou. Le mercredi de la semaine des Myrophores, à quatre heures, nous embarquâmes sans encombre dans le wagon et attendîmes le signal de départ du train. Au début on était très serrés dans le wagon remué d’agitations, mais ensuite, tout s’arrangea et se calma, et par la miséricorde de Dieu, nous avançâmes en direction de Moscou. Le convoi roulait vite, et cela nous rendait encore plus joyeux. Les poteaux télégraphiques et les arbres filaient dans un clignotement. Les uns à la suite des autres, hameaux et villages défilaient eux aussi.Dès les premières minutes de mon voyage, l’ennemi du genre humain, le diable, commença à éveiller en moi les passions des sens : soit il m’inspirait des pensées de la chair, soit il me rappelait la vie pécheresse que j’avais menée depuis l’âge de treize ans, quand par tous les moyens, il essayait de me faire enfreindre les commandements de Dieu. Seul l’amour de Dieu pour l’homme déchu me préserva de la chute, et la miséricorde du Seigneur calma mon corps mortel. Vers dix heures du soir, environ, nous entrâmes en gare de Sorotchinsk, où vivent mes parents. Je sortis du wagon, sachant que ceux-ci viendraient à ma rencontre. Je ne me trompai pas ; papa, maman et mes proches connaissances étaient venus me rencontrer. Seulement, je ne pus parler que très brièvement avec eux, car le train s’arrêtait pendant quinze minutes seulement. Je demandai la bénédiction de mes parents, pris congé et rentrai dans mon wagon. Là, je fis l’objet des soupçons du contrôleur pendant un certain temps. Il me demanda : «Qui es-tu donc? Pourquoi portes-tu les cheveux longs?». Je lui répondis : «Je suis artiste». «Non, il y a beaucoup de chances que tu ne sois pas un artiste», dit le contrôleur. Je lui révélai ma condition, espérant qu’il ne me harcèlerait pas. Le train se remit en route. Nous étions partis. Le petit soleil se coucha tôt et la nuit tomba quand nous entrâmes dans la ville de Bouzoulouk. Nous sortîmes du wagon, souhaitant acheter des vivres. Lucia et sa maman étaient venues afin de me rencontrer. Tante Thékloucha2 et Tante Lélia3 conversèrent avec elles. Andrioucha et moi entrâmes au bazar, car nous n’avions pas grand-chose à leur raconter. N’ayant rien trouvé à acheter, Andrioucha et moi rentrâmes dans le wagon. Le train resta en gare pendant trente minutes, si bien que nos compagnes de voyage purent s’entretenir de tout ce qui les intéressait. A la seconde sonnerie de la cloche, tout le monde revint dans le wagon. Le convoi s’ébranla et trois ou quatre minutes plus tard, Bouzoulouk était loin derrière. Au cours de la nuit, alors que nous ne dormions pas, nous passâmes par Kouïbichev. La première nuit de notre voyage se déroula paisiblement. Le petit soleil resplendit tôt le matin et le jour se leva. Notre regard découvrait le fleuve qui coulait dans la vallée, au-delà de laquelle poussaient des arbres pas encore tout à fait en fleurs, et plus loin, la steppe impénétrable, et parfois des villages dans lesquels on voyait des églises à demi-détruites.
Jusque là, tout s’était bien passé. Nous nous arrêtâmes à la gare de Kouznetsk, un petite ville à peu près comme Bouzoulouk. Je sortis du wagon, imaginant acheter quelque chose, mais il n’y avait rien qui eût pu me convenir, ni à mes compagnons de voyage, et nous fîmes demi-tour les mains vides. A peine étais-je entré dans le wagon, qu’un jeune home en uniforme de marin vint vers moi et me dit : «Mon gars, viens donc avec moi, je dois te parler de quelque chose». Sans réfléchir, j’obéis docilement à sa proposition. Nous sortîmes rapidement sur le quai et marchâmes vers le dernier wagon de notre convoi. Un colonel et son épouse se tenaient à côté du wagon. Nous les dépassâmes. Et que pensez-vous? Le colonel m’interrogea : «Tu serais quoi, toi, diacre ou prêtre?» Je n’avais pas l’intention de dissimuler ma condition et je dis : «Non, je ne suis ni diacre, ni prêtre, je suis hypodiacre». «Enfin bon, de toutes façons, vous faites partie du clergé». «Oui», répondis-je. Le colonel et le jeune matelot s’excusèrent poliment auprès de moi. Je fis demi-tour afin de m’en aller quand survint autre chose. Deux jeunes filles me barrèrent le chemin, ensuite, une des deux disparut je ne sais où. L’autre me dit : «Écoutez, jeune homme, une jeune fille aimerait faire votre connaissance». J’étais abasourdi, ne comprenant pas de quoi il s’agissait. Je m’encourus rapidement, refusant d’être impliqué dans une relation impure avec elle. Le jeune matelot m’accompagna vers mon wagon et il s’excusa à nouveau, voulant me donner de l’argent. Mais je refusai catégoriquement, et le matelot s’éclipsa.
Je racontai tout ce qui venait de se passer à mes compagnons de voyage qui s’amusèrent de cette histoire, et en même temps s’inquiétèrent à mon sujet. Ils m’interdirent de sortir encore du wagon. J’obéis et ne quittai plus ma place. La première journée entière de voyage s’écoula, et la seconde nuit tomba. Elle se passa tranquillement, sans encombre. Et le petit soleil resplendit à nouveau, le second jour de voyage commença. Au plus nous approchions de Moscou, au plus le temps se couvrait. Vers quatorze heures, à peu près, heure de Moscou, apparurent les abords de Moscou. Une pluie fine tombait. Nous nous préparâmes à débarquer. Nous roulions dans la banlieue des datchas. Mon cœur brûlait d’impatience. Arriver au plus vite à Moscou. Je m’imaginais la ville, ses hauts immeubles et ses rues étroites.
La capitale
Et voici Moscou. On entend les bruits des tramways et on voit toute l’agitation humaine. Le train s’arrêta avant d’atteindre l’emplacement prévu. Et comme il bruinait, nous avons dû décharger nos bagages directement sur la terre humide. Nina Vassilievna était venue nous chercher. Nous nous répartîmes nos paquets, et sortîmes de la gare. Andrioucha avança et héla un taxi. Nous chargeâmes celui-ci en vitesse et Andrioucha, Tante Lelia et moi, entrâmes dans le véhicule. Tante Thekloucha et Nina Vassilievna firent le trajet en métro. Tout Moscou est rempli de bruit et d’agitation. Le temps était couvert, et un petit vent froid soufflait. La voiture nous amena rapidement à destination. Mon attente était insupportable, je voulait que tout aille plus vite. Mon cœur palpitait devant les panoramas de Moscou. Je me rappelai que c’était ici que jadis les saints hiérarques de la Terre Russe avaient fait leur salut et resplendi de leurs vertus.
Nous étions arrivés devant la maison de Tante Lelia ; la voiture s’arrêta. Nous déchargeâmes à toute vitesse les paquets appartenant à Tante Lelia et nous entrâmes dans son appartement, saluâmes les membres de sa famille. Ensuite, nous reprîmes place dans le taxi qui nous emmena vers la rue Piatnitskaia. Encore et toujours ce bruit et les chocs des roues des tramways. Une agitation incessante, et cette hâte incompréhensible. Voici qu’apparaît le Kremlin, la Place du Kremlin, et sur celle-ci, l’église de Basile le Bienheureux, et un mausolée de petite taille, fait de marbre. A quoi ressemblait l’église de Basile le Bienheureux? Impossible à décrire. Ses murs sombres semblaient noircis par la fumée des visiteurs incroyants, des gens sans Dieu. Nous réussîmes à dépasser la place et arrivâmes à un immeuble de deux étages devant lequel la voiture s’arrêta. Nous étions arrivés. Je descendit de la voiture et entendit des petits enfants qui criaient : «Une baba en chapka!». Les gens qui passaient par là s’étonnaient : «Qu’est-ce que c’est ? Une femme ou un homme?». Nous rentrâmes au plus vite nos paquets dans le hall d’entrée afin de moins troubler le monde. Le chauffeur ayant reçu le paiement de son travail, il s’en alla. Nous emmenâmes nos affaires dans l’appartement… Comme nous étions, par la grâce de Dieu, arrivés sans encombre, Andrioucha et moi décidâmes de remercier le Seigneur et la Très Sainte Mère de Dieu. Nous changeâmes de vêtements et descendîmes dans la rue. Une station de métro se trouvait à proximité de l’immeuble où nous demeurions. Nous entrâmes, achetâmes de billets et avançâmes sur l’escalier mécanique qui s’engouffrait dans les profondeurs. Je dois, il est vrai, avouer que la première fois, j’eus un peu le tournis ; je n’étais pas habitué à cela. Mais ce n’était pas grave, tout se passa convenablement. Au bout de deux ou trois minutes, le convoi arriva. Les portes s’ouvrirent automatiquement et nous entrâmes vite dans le wagon. Le conducteur donna le signal et le convoi s’ébranla. Je dois préciser que le vacarme de ce train électrique était effrayant. Ce rugissement perçant remplissait mon âme toute entière. Nous changeâmes de ligne au premier arrêt pour aller vers Sokolniki. Nous atteignîmes déjà cette station au bout de cinq à huit minutes. Sortant du métro, nous nous dirigeâmes vers l’église de la Résurrection du Christ. (A suivre)

Traduit du russeSource

  1. L’hypodiacre Ioann était à l’époque auxiliaire de cellule de l’Evêque Manuil (Lemechevski) de Tchkalov (Ainsi était appelée la ville d’Orenbourg en ce temps-là), qui sera le père spirituel de Ioann Snytchev jusqu’au 12 août 1968, date du décès de Vladika Manuil, devenu Métropolite entretemps.
  2. Tante Thékloucha travaillait comme servante à Moscou. Vladika Manuil la fit venir à Tchkalov, où elle fut cuisinière de la maison épiscopale. Elle reçut la tonsure monastique et le nom de Théophanie. Elle décéda en 1998 à Samara, où elle est enterrée.
  3. Helena Pavlovna Rozanova, fille du professeur Rozanov, vivait Allée des Écuries. Vladika Manuil lui avait donné pour obédience de recueillir les données pour le ‘catalogue des hiérarques russes’ qu’il rédigeait.