Le 8 Janvier 2017, le site ‘Pemptousia.com’ a publié dans ses pages anglaises un long texte rédigé par Geronda Ephrem, l’higoumène du Saint et Grand Monastère de Vatopedi, et consacré à la notion de ‘personne‘. (L’original grec fut publié le 18 juillet 2013) La traduction française de ce texte est proposée en deux parties, compte tenu de sa longueur. Pour des raisons pratiques, il a été choisi de ne pas reproduire l’abondant appareil de notes, la plupart du temps des références, dont sont dotés le texte anglais et l’original grec, certaines de ces notes étant directement intégrées à l’adaptation en français. Voici la première partie du texte.

Comme le révèle la tradition ascétique hésychaste, la théologie de la personne est le contre-argument le plus significatif à l’individualisme et au relativisme postmodernes. L’ascétisme de l’introversion et de la paix consciente (hésychia) n’est pas une proposition, mais l’unique et authentique voie de transformation du «masque repoussant» en une personne.
On a fait remarquer avec pertinence que ce qui caractérise le mieux la théologie du XXIe siècle est sa préoccupation pour les questions anthropologiques. Si dans la sphère de la théologie contemporaine, les vérités anthropologiques n’ont pas été suffisamment étudiées, imaginons ce qu’il doit en être des domaines de la philosophie, de l’intellect et des sciences humaines et sociales. Les gens de l’ère postmoderne ne savent pas ce qu’est une personne. Ils vivent, et projettent, le masque de la persona. Qu’est-ce qu’un masque? Il s’agit d’un déguisement utilisé par les acteurs dans la Grèce antique pour assumer différents rôles – personae – sur la scène du théâtre. Ce masque n’est donc pas une chose réelle. Il est artificiel; une réalité virtuelle, pour recourir à la terminologie de la technologie de l’information. Nous devons ôter cet artifice et le remplacer par la réalité, la personne.
Les Pères de l’Église n’ont pas défini ce qu’est une personne, mais quand ils voulaient faire allusion à la magnificence, la valeur grandiose de l’être humain, ils utilisaient le terme «personne». Saint Basile le Grand écrivit que les personnes sont les seuls animaux faits par Dieu Homélie sur le Jeûne). Saint Grégoire le Théologien dit que Dieu fit une créature, la personne, qui était un mélange de nature visible et invisible, un second cosmos, «grand en miniature». Saint Jean Chrysostome souligne que «la personne est l’être vivant que Dieu fit avec le plus d’attention». Les êtres humains sont le couronnement de la création. L’aspiration à la perfection est innée. On peut le constater dans les activités académiques, l’art, les métiers. Les gens tentent, au mieux de leurs capacités, d’atteindre la perfection, même dans leurs activités quotidiennes. Il s’agit d’une preuve du potentiel que Dieu nous donna pour notre perfection personnelle, pour notre accomplissement en qualité d’entité, d’être psychosomatique. Dans l’univers créé, rien n’est supérieur à nous, les humains. «Les ordres inférieurs des êtres, tout en jouissant d’une sorte de rationalité, n’ont toutefois pas d’objectif indépendant; leur objet consiste à être une condition préalable matérielle à l’existence de l’humanité. Les gens aspirent à une réalité personnelle sans limite (Dieu), Qui leur est supérieur et peut les nourrir infiniment. Ils ne peuvent posséder cette réalité car leur potentiel est limité, mais ils ne peuvent non plus disparaître en elle». C’est ce Dieu personnel qui donne sens et objet à notre existence. Notre nature humaine, et ses innombrables hypostases, est en mesure de communiquer, à travers l’énergie, avec les personnes distinctes et s’interpénétrant de la Sainte Trinité.
A la suite des Saints Pères, le défunt Geronda Sophrony n’a pas proposé de définition de la personne. Mais pour sa théologie ascétique, ce qui est plus important, c’est l’affirmation de l’existence de la personne, qui l’amène à la description des facultés de celle-ci. La personne ne peut être définie, mais elle peut être caractérisée «de façon dynamique et existentielle, par la manifestation de ses énergies». La personne dissimulée dans «l’être caché du cœur», émerge quand cet être découvre, par la grâce de Dieu, la sphère du cœur, le noyau de notre être.
Saint Grégoire Palamas a dit une chose très importante, qui est le point central du présent texte : lorsque le ‘noûs’, notre faculté la plus élevée, se distancie, à travers la pratique ascétique orthodoxe, de toute chose perceptible, s’élève au-dessus du tourbillon des préoccupations matérielles et au lieu de cela, assume la supervision de l’être intérieur, il verra le «masque repoussant», le masque laid, hideux, élaboré par l’attachement aux choses terrestres, nourri et enflé par le péché. Le ‘noûs’ se hâte dès lors de laver ce masque au moyen de la peine et du repentir, d’ôter cette couche par l’ascèse et l’observance des commandements de Dieu. Saint Grégoire ajoute encore que l’âme n’étant plus distraite par la diversité du péché, elle découvre la paix de ses pouvoirs psychosomatiques, l’harmonie du mental et l’authentique paix intérieure, et elle accède ainsi à la réelle connaissance de Dieu et d’elle-même. Alors, le «masque repoussant» est transformé en visage, la persona devient personne, image des véritables et éternelles face et personne du Christ, le Dieu-Homme.

Les hommes postmodernes et leur Persona

Les temps peuvent changer politique, culture et société, l’homme demeure essentiellement la même image indélébile de Dieu, souillée en lui. Après la chute d’Adam et Eve, le péché et les passions du mal, quelles qu’elles fussent, sensualité, lascivité, vanité, orgueil, haine, malice, colère, irritation, condamnation, avarice, cupidité, hypocrisie, soit sont combattues, soit sont autorisées à dominer, en fonction de ce que l’homme est conscient de la lutte et résiste, ou est séduit par elles, cède et les encourage. Jamais toutefois l’acceptation sociale et la légitimation du péché ne prirent l’ampleur qu’elles ont atteinte de nos jours. L’émergence de l’individu est peut-être le retournement le plus important  des conditions du passé. Pour la première fois peut-être au cours de l’histoire, les individus ont acquis leur propre valeur, leur propre droit à l’existence et leur propre autonomie. Pour la première fois, ils ont atteint un degré de signification et d’importance tel qu’ils sont dits supérieurs à la communauté, à la totalité, à l’héritage des institutions et valeurs culturelles collectives et, bien entendu, à l’Église.
Nombreux sont ceux qui affirment que nous vivons en l’ère postmoderne que caractérisent, outre l’autonomie de l’individu, héritée du modernisme, la fragmentation, la saturation, le relativisme, l’irrationalité, l’anti-sociabilité et le désir pessimiste de la fin de l’histoire et du monde. Le slogan fondamental du modernisme fut le classique «Dieu est mort», de Nietzsche. Même si en ces temps postmodernes, nous pouvons observer un «retour à Dieu», la réapparition et la résurrection de sentiments religieux, les slogans dominants et les plus influents sont «Tu dois en profiter» et «Tout est permis». Du point de vue contemporain, exprimé à travers les systèmes philosophiques, politiques, sociaux et religieux syncrétistes, les gens sont réduits à des unités biologiques. A l’âge postmoderne, c’est la star, l’acteur, qui est le modèle, alors qu’à l’ère moderne, c’était le scientifique, et à l’époque de la tradition, le saint. En ces temps traditionnels, le centre de gravité subjective était l’âme, aux temps modernes, ce fut la raison, et maintenant, c’est le corps. Aujourd’hui, l’homme postmoderne veut acquérir de l’information. L’homme moderne voulait du savoir. Le traditionaliste cherchait la sagesse.
Les hommes d’aujourd’hui s’auto-confirment dans leur vanité ; hermétiquement scellés dans leurs egos, hédonistes et pessimistes, ils donnent forme à une bioéthique mondialisée exprimant la diversité morale non éthique de notre époque. Et malgré leur intelligence aiguë, ils ne savent ce qu’est une personne. Ils n’ont pas mis en œuvre leur potentiel réel qui dépasse de loin les limites de vie sur terre. Ils n’ont pas découvert les dimensions éternelles qui ontologiquement nous appartiennent, à nous les humains. A partir de ces comparaisons, on voit que les hommes d’aujourd’hui ont régressé. Ils sous-estiment la qualité et la signification de leurs vies. En d’autres termes, les gens d’aujourd’hui ont acquis un masque, une persona profondément hostile. Un combat ardu est nécessaire pour se débarrasser de ce masque, pour le transformer en visage humain. Même si les Chrétiens Orthodoxes sont des «étrangers et des pèlerins» en ce monde, même si «notre cité à nous est dans les cieux» (Phil.3,20), ils vivent en ce monde, dans son histoire. Ils ne peuvent faire fi de ce qui se déroule dans les sphères politique, sociale, et culturelle, sur la scène du monde, car tout cela affecte leurs vies. De notre point de vue, l’homme contemporain, esclave des passions et désorienté quant à la signification de la vie, a un besoin plus grand que jamais de se libérer de cet état non naturel, aberrant et soumis aux passions.

L’accentuation de la personne dans la tradition ascétique hésychaste.
Le traitement qu’il conviendrait de suivre pour s’assurer la restitution de notre condition naturelle, pour retrouver notre «beauté ancienne et insaisissable» est recommandé dans «l’expérience de la tranquillité», à laquelle Saint Grégoire Palamas fait référence comme étant l’art des arts».  Cette manière de vivre en paix est appelée aussi ‘hésychasme’ dans la terminologie patristique. L’hésychasme n’est pas un mouvement théologique apparu au XIVe siècle avec Saint Grégoire Palamas comme principal représentant ; il s’agit plutôt de la voie traditionnelle vers la déification et la sanctification. L’hésychasme est la quintessence de la Tradition Orthodoxe, la tradition qui préserve l’expérience de l’Esprit Saint, la continuation de la Pentecôte, qui se déploie sous la supervision de la Tradition, mais qui, en l’absence d’un approfondissement concomitant de sa connaissance, se fige dans le formalisme et le conservatisme. L’expérience de l’hésychasme n’est pas l’apanage des seuls moines et de ceux qui ont renoncé au monde. L’hésychasme est un état intérieur, c’est demeurer en permanence en Dieu et dans la pureté du ‘noûs’. L’hésychasme est le chemin de la révélation du règne du cœur, le centre de notre existence, de ce que l’on peut qualifier de personne. C’est l’unique voie de renaissance spirituelle, par laquelle l’homme participe à l’émergence de son état hypostatique (personnel). A défaut de cette démarche ascétique, la vie sacramentelle de l’Église n’a aucun sens car elle peut sauver, mais aussi perdre.
Il est nécessaire que les hommes se débarrassent de la persona et du  masque afin de devenir des personnes à visage humain. La priorité en cette vie doit être de purifier le cœur de toutes les passions. Dans ce combat, les hommes ne doivent pas tenter de se conformer à une morale de vie extérieure; ils doivent lutter de façon ‘Christo-centrique’, avec leurs pensées fixées sur Lui. Greffés sur le Corps du Christ, l’Église, particulièrement à travers les Mystères du Baptême, de la Confession et de la Divine Liturgie, les hommes deviennent hypostases ecclésiologiques – mais pas encore personnes en activité – et entament de toute leur volonté l’œuvre du repentir. Saint Grégoire Palamas indique que la préparation et le début du repentir se pratiquent en s’adressant des reproches, en se confessant et en évitant le mal. Pour que le repentir soit entier, il faut que les trois aspects soient pratiqués ensemble. Si l’homme prie devant Dieu avec contrition et en s’adressant des reproches et promettant de s’abstenir du péché mais ne reçoit pas le  Mystère de la confession, son repentir, son combat, n’est pas valide. Saint Grégoire précise que : «Ceux qui pêchent devant Dieu, même si ensuite ils s’abstiennent du péché, même s’ils s’en repentent, ne peuvent ressentir le pardon s’ils ne vont pas auprès d’une personne à laquelle Dieu a donner l’autorité de défaire les transgressions et ne reçoivent de sa part l’assurance du pardon». De cette manière ils mènent le ‘bon combat’ et s’efforcent de ne pas promouvoir les passions en pêchant activement ou en cédant aux mauvaises pensées, car les passions sont des mouvements non-naturels  de l’âme. Quand les pouvoirs de l’âme, désir, émotions et raison, ne fonctionnent pas normalement, mais de manière non naturelle, alors florissent les passions correspondantes. La purification des passions est réalisée au moyen des exercices correspondant aux vertus et, selon Palamas, le traitement commence avec le désir. Nous devons donc refréner les désirs au lieu de céder à la tolérance envers soi-même et à l’avidité. Nous recourons à l’émotion de l’amour plutôt qu’à celles de la malice et de l’irascibilité, à la vigilance et à la prière dans nos raisonnements, plutôt qu’à l’insouciance et à l’ignorance. (A suivre)

Traduit de l’anglais et du grec.

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