Le 8 Janvier 2017, le site ‘Pemptousia.com’ a publié dans ses pages anglaises un long texte rédigé par Geronda Ephrem, l’higoumène du Saint et Grand Monastère de Vatopedi, et consacré à la notion de ‘personne‘. (L’original grec fut publié le 18 juillet 2013) La traduction française de ce texte est proposée en deux parties, compte tenu de sa longueur. Pour des raisons pratiques, il a été choisi de ne pas reproduire l’abondant appareil de notes, la plupart du temps des références, dont sont dotés le texte anglais et l’original grec, certaines de ces notes étant directement intégrées à l’adaptation en français. Voici la seconde partie du texte.

La Purification des Passions par la Prière du Cœur
Les fidèles nourrissent leur faculté de raisonnement au moyen de la prière de Jésus: «Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi». Quand il ‘tourne’ dans le ‘noûs’ des fidèles, le nom du Christ apporte l’illumination divine et ils peuvent alors discerner les pensées qui induisent les péchés en action et sont capables de les abattre dès leur naissance, c’est-à-dire avant qu’elles n’adoptent une image provocante. Et lorsque les passions ne sont pas activées, elles meurent progressivement, avec l’aide de la Grâce divine, ou plutôt, elles sont transformées, comme l’explique Palamas. Lors de ce processus de nécrose-transformation, les passions deviennent contemplation et là, devant «le trône de Grâce du cœur» , elles découvrent une nouvelle énergie, celle de la connaissance directe. C’est alors que se produit l’union du ‘noûs’ et du cœur. Notre ‘noûs’ est sans doute le thème fondamental de l’anthropologie ascétique, thème le plus malaisé à cerner pour ceux qui ne sont pas ‘spirituels’, qui sont ‘terrestres’. De nombreux Pères nous ont transmis une description du ‘noûs’. En résumé, ils le considère comme la force ou l’œil de l’âme. Toutefois, Palamas définit le ‘noûs’ et ses fonctions de façon précise, unique et révélatrice. Il considère le ‘noûs’ comme une substance indépendante et suprêmement active. Mais il faillit à ses propres fonctions et perd sa valeur lorsqu’il est réduit à l’intellect, qui se meut selon un mode terrestre dont le siège se trouve dans le cerveau. Notre ‘noûs’ est doté de substance et d’énergie. L’énergie de la connaissance directe, dissipée vers l’extérieur à travers les sentiments et, à l’intérieur, mélangée à la raison, doit retourner à la substance du ‘noûs’, dont le siège est dans le cœur, le principal organe calculateur du corps. Et ce retour s’effectue à travers la prière.
Quand le Chrétien persévère, au moyen du repentir, dans cet état de prière, Dieu lui envoie le don de la prière du cœur. Quand le ‘noûs’ a trouvé le cœur et y demeure comme dans un confortable lieu de prière, nous pouvons dire que la personne prie directement, à partir du cœur, purement; ces termes sont équivalents. Quand l’énergie de la connaissance directe active la prière du cœur, nous pouvons parler de prière incessante, et de la mise en application du commandement de Paul, de ‘prier sans cesse'(1 Tess. 5,17). Ceux qui ont le don de la prière incessante sont en mesure de dire la prière du cœur, le souvenir de Jésus dans le cœur, tout en accomplissant en même temps leurs tâches, en interagissant avec autrui, travaillant, étudiant, et vivant une vie extérieure ordinaire, naturelle. Et cet objectif peut également être atteint ‘dans le monde’. La découverte de cette énergie de la connaissance directe indique une communication empirique avec Dieu. Cette énergie est le cordon ombilical qui relie les fidèles à la Grâce et les nourrit spirituellement. Dans l’énergie perceptible de la prière du cœur, la tranquillité est expérimentée de façon claire, et l’homme commence à vivre sa libération des passions du mal; là est la vraie liberté. Le souvenir de Dieu promeut et accroît l’aspiration à Dieu et l’amour du prochain car, comme le souligne Saint Grégoire Palamas dans ses homélies, l’amour des autres est le résultat de l’amour de Dieu. L’introspection réelle conduit à des relations sociales humbles et aimantes, et les entretient. Dans l’état de parfaite et permanente illumination, c’est-à-dire l’absorption maximale du don de la Grâce, qui survient à l’issue d’une longue période de retrait, d’absence, conformément au dessein de Dieu quant à notre apprentissage, tous nos pouvoirs spirituels et corporels acquièrent leur fonction naturelle conforme au plan de Dieu. Alors l’homme fait l’expérience de la Grâce en tant que lumière, douce flamme à l’intérieur du cœur. La paix merveilleuse et la douceur règnent dans l’âme et le corps. Le fait que «le corps soit dans une certaine mesure affecté par la Grâce active dans le ‘noûs’», que les énergies de l’âme et du corps soient communes, occupe une position centrale dans les enseignements de Saint Grégoire Palamas, qui rejeta l’anthropologie et l’épistémologie ‘néo-platonisantes’ exprimées par Barlaam. La lumière incréée, encore invisible à ce stade, confère un savoir extraordinaire, irréfutable et certain, et l’intellect est captivé par de merveilleuses «visions», c’est-à-dire des révélations des mystères divins surnaturels. L’illumination du ‘noûs’ n’est pas le résultat de l’étude ou de l’enseignement, mais celui d’une participation personnelle à la connaissance incréée de Dieu. Ceux qui se sont engagés dans ce combat, pratiquent le repentir et la pure prière de Jésus, modèlent leur cœur de façon telle qu’ils en deviennent récepteurs de la vision de la Lumière incréée , «pouvoir de l’Esprit divin… de faire cesser toute activité intellectuelle», et dans laquelle «ils contemplent la gloire de leur nature sainte, à l’instant où Dieu les juges dignes d’être admis dans les mystères spirituels», comme l’exprime Palamas, et non quand eux-mêmes le veulent. A travers la vision de la Lumière incréée, les Chrétiens font l’expérience de la déification, de la vision directe de Dieu. Et cette vision n’a pas de fin; elle se poursuit en progressant. C’est pourquoi «l’éclat de la brillance est une chose, la vision persistante de la lumière en est une autre». La déification, ou glorification, est au-delà de ce qui peut être conçu par l’intellect humain, selon Saint Grégoire Palamas. Elle ne peut s’expliquer au moyen de la logique et est ineffable, même pour ceux qui en vivent l’expérience. Ce n’est pas uniquement l’essence condensée de Dieu qui demeure inaccessible à tout concept, mais aussi les énergies incréées, même si l’homme y participe dans une certaine mesure.

Le combat ascétique est nécessaire à ceux qui vivent dans le monde.
Il est opportun de citer ici quelques exhortations du grand flambeau de l’Orthodoxie, extraites de deux homélies pour la fête de la Transfiguration du Christ. «Nous devons croire ce que nous ont enseigné ceux qui furent illuminés par Dieu et eurent l’expérience de ces choses… Croyant en leurs enseignements, avançons, dès lors, vers l’éclat de cette lumière». Il est clair que nous sommes ici invités à avancer vers cette Lumière, vers la vision de la Lumière incréée, «brillance dans laquelle Dieu communie avec ceux qui en sont dignes». Cette vision, expérience de la Grâce divine, n’est pas un luxe dans nos vies; elle est le but de notre existence. Si nous épuisons nos forces dans les niveaux inférieurs de la vie spirituelle, dans lesquels la relation à Dieu est seulement intellectuelle, alors, cela n’est que moralisme et intellectualisme. Palamas continue encore: «Quand nous aimons la beauté de la gloire immaculée, nous purifions les yeux de nos âmes des pensées terrestres, rejetant tout ce qui est beau et agréable, mais impermanent». «Nous abandonnons nos vêtements de chair, c’est-à-dire nos modes de pensée terrestres et charnels, et nous entrons en une terre sainte, la lutte pour les vertus, et nous tournons notre regard vers Dieu. Quand nous sommes habités par une pareille assurance, la Lumière de Dieu migre vers nous; nous en sommes illuminés et devenons immortels dans la gloire et le scintillement du triple soleil de la Divinité». Par contre, si nous continuons notre marche sur le large chemin, tout doux et attirant qu’il fût à première vue, nous récolterons la souffrance éternelle, car alors l’âme se revêt de la laide parure du péché». Et si nous sommes dépourvus de la parure de divine gloire, nous ne serons pas capables d’entrer à la ‘noce céleste’, mais nous serons éconduits vers «le feu et les ténèbres extérieures». Il est important et utile de noter que ces exhortations à abandonner les pensées terrestres, à purifier notre cœur et avancer vers Dieu, ne furent pas adressées par Saint Grégoire à une assemblée monastique, mais à son troupeau à Thessalonique, à des gens mariés ou célibataires. Elles sont l’indication de ce que nous tous devons suivre cette voie si nous voulons arriver «par la perception et au delà de la perception, à cette Lumière divine, ineffable, inapprochable, immatérielle, incréée, déifiante, éternelle, brillance de la nature divine, gloire de la Divinité, délice du Royaume céleste».
Un incident de la vie de Saint Grégoire Palamas est particulièrement lié à ce que nous venons de mentionner. Lorsqu’il demeurait à la Skite de Veria, le saint tint une très intéressante conversation avec un vertueux ascète, nommé Job, à propos de la pratique de la prière du cœur par ceux qui vivent dans le monde. Le saint appelait tous les Chrétiens à dire la prière, alors que Job défendit l’avis contraire, jusqu’à ce qu’un Ange du Seigneur lui apparaisse et confirmât que l’enseignement de Grégoire était inspiré par Dieu et indispensable à la théologie pastorale de l’Église.

La Déification, but de l’existence humaine
Selon les Pères, la déification, ou glorification, n’est pas un événement moral, mais un état ontologique. La nature humaine créée est unie, «pétrie» au Dieu Trine, à travers les énergies créées, mais pas en essence. «Dès le début, la Déification fut le désir le plus intime de l’existence de l’homme. Lorsque Adam essaya de la détourner en enfreignant le commandement de Dieu, il échoua et son aspiration ne trouva que décrépitude et mort. Mais l’amour de Dieu nous donna, à travers l’incarnation de Son Fils, le potentiel permettant de retrouver la Déification».
Ceux qui ne se conforment pas à l’enseignement hésychaste de Saint Grégoire Palamas, qui est l’expression de l’authentique expérience spirituelle dans l’orthodoxie, la voie pour trouver la personne, démontrent qu’ils n’adoptent pas la perspective ecclésiastique de l’Orthodoxie. L’hésychasme est action, non pas inertie. Il s’agit d’un état spirituel intérieur. Au début, un intense combat ascétique est requis, contre les passions. Mais ensuite la structure spirituelle adéquate et l’unité en Christ sont atteintes dans le royaume du cœur, d’où émerge la personne, l’hypostase. L’homme acquiert ainsi la prière hypostatique, la prière pour le salut du monde entier. Il vit en unité et en amour avec tous et avec Dieu, au sein de l’authentique ‘tranquillité’ qui, pour Palamas, est «la perfection au-delà de la perfection». A l’étape finale de la Déification, «au-delà de la compréhension et des mots», il participe à la béatitude divine, dans le calme et le repos.
Aujourd’hui, les gens vivent une vie telle qu’il n’y a pas de temps pour la prière, «pour se tenir tranquille et connaître Dieu». Les moyens moderne de communication et de transport nous permettent d’entretenir un contact direct avec une foule de gens, dans un laps de temps plus court que jamais. Nous connaissons et gardons le contact avec tant de gens, mais en fin de compte, nous ne nous connaissons pas nous-mêmes. Cette déception, ce vide existentiel, cette solitude vécue par les hommes de notre époque est due surtout au fait que nous ne savons comment prier. Nous ne consacrons pas de temps à la prière, ni de jour, ni de nuit. Par la prière, notre être se déploie et nous englobons le monde tout entier. La prière manque au monde et c’est pourquoi celui-ci est dans un état tellement pitoyable.

La Valeur de la personne humaine
Bien que l’homme soit créé et fini, il peut communiquer avec Dieu, incréé et infini, à travers la prière. L’homme créé est capable, à travers les énergies incréées de Dieu, d’acquérir la vie incréée, divine, capable de devenir ce que Dieu est, par la Grâce, sans devenir identique en essence. Cette unité, cette relation personnelle avec Dieu peut être réalisée par chaque personne humaine, car au niveau de l’hypostase, dans la personne du Christ, la nature divine parfaite a été unie à la nature humaine parfaite, de façon indivisible, et sans confusion. Et nous voyons alors, comme le disait Geronda Sophrony de bienheureuse mémoire, que Dieu traite l’homme non comme un objet ou un sujet, mais en fait, comme une personne, car entre Dieu et nous subsiste une existentielle ‘symétricité’. Nous pouvons devenir des personnes car nous avons été créés à l’image du Verbe Divin, le Christ, Qui est une Personne. Mais nous pouvons devenir, de façon empirique, des personnes et ôtons nos ‘masques hideux’ seulement quand nous connaissons et sommes unis avec le Dieu Trine. L’Église, en tant qu’état charismatique, est une communion de personnes réelles et éternelles.
La théologie empirique indique et préserve la voie permettant de trouver la personne réelle, chose dont la théologie académique est incapable. Beaucoup de gens parlent aujourd’hui de la personne, mais d’une façon intellectuelle, philosophico-religieuse et académique. Au mieux, cela produit une altération du ‘masque repoussant’, transformé en ‘masque intellectuel’, ou encore une ‘personnalisation’ de l’individu moderne qui se voit revêtu d’un voile extérieur de théologie orthodoxe, mais en aucune façon cela ne produit une personne. En l’absence de lutte ascétique, munie de la seule formation théorique, la vie spirituelle orthodoxe ne peut être menée à bien, la personne ne peut émerger. Comme le dit Saint Paul, «Ce ne sont pas, en effet, ceux qui écoutent la loi qui sont justes devant Dieu, mais ce sont ceux qui la mettent en pratique qui seront justifiés»(Rom.2,13). Les Pères insistent sur ce que la réelle contemplation vient comme une récompense pour la pratique réelle; la pratique de la contemplation est la porte, et non le contraire. Geronda Ephrem de Katounakia avait l’habitude de dire ceci: la prière résulte de l’obédience, et la théologie vient de la prière. Les gerondas charismatiques contemporains, comme Geronda Sophrony, Geronda Païssios, Geronda Porphyrios, Geronda Ephrem de Katounakia, Geronda Iakovos, Geronda Simon Arvanitis et Geronda Amvrosios sont les exemples les plus tangibles de personnes réelles, éternelles.
La sécularisation qui menace l’Église, la ‘religiosification’ de l’Orthodoxie en des formes extérieures, moralistes, puritaines d’une part et en des modèles intellectuels et des structures cérébrales malsaines d’autre part, sont des phénomènes de notre époque postmoderne, post-chrétienne pour beaucoup. Ils peuvent être combattus seulement au moyen de la théologie empirique, la réelle communion avec l’Incréé, et la découverte de la vraie personne. La Théologie, l’enseignement de la personne, est un phénomène unique, exclusif, dont seule la Tradition Orthodoxe, et non la philosophie, la psychologie, ni encore les autres confessions chrétiennes, nous permet de faire l’expérience.
Traduit de l’anglais et du grec
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