Social-monarchieFeu Vladimir I. Karpets a travaillé pendant de nombreuses années à l’élaboration et au développement du concept de Social-Monarchie. Ses travaux ont essentiellement porté sur la dimension historique, ainsi que les concepts juridiques, économiques et politiques qui sous-tendent son approche sur le plan théorique. Le texte ci-après est un texte risqué, d’Anton Brioukov. Risqué car il tente d’envisager la manière dont la Social-Monarchie pourrait être mise en œuvre en Russie. L’intérêt de ce texte ne réside pas dans des ‘recettes’ que l’on pourrait y puiser afin de les importer sans discernement, mais plutôt dans l’éclairage qu’il apporte sur un segment fertile de l’intense bouillonnement idéologique qui a lieu en Russie et qui n’est rapporté par personne, ou quasiment personne, en Occident où on aime se convaincre que «tout le monde pense comme nous».
De nombreux problèmes, intérieurs et internationaux, avec lesquels la Russie est confrontée sont des phénomènes qui découlent d’une origine située dans l’absence d’une idéologie d’État intelligible. Nos élites, dans le meilleur des cas, vivent des reliquats de l’idéologie soviétique et d’un simulacre d’idéologie pré-soviétique, et dans le pire des cas, elles vivent d’idéologies cuisinées en Occident. Le penseur russe Ivan Solonievitch a qualifié cela avec justesse de la manière suivante : «Aucun étalon, aucune recette, aucun programme, aucune idéologie importés de l’extérieur ne sont applicables à l’État de Russie, au caractère national russe, à la culture russe… L’organisation politique du peuple russe fut, pour la base de celui-ci, l’autogestion, mais l’organisation politique du peuple de façon globale fut l’autocratie… Le tsar signifie avant tout équilibre social. Quand l’équilibre est mis à mal, les entrepreneurs fondent la ploutocratie, les militaires, le militarisme, les clercs le cléricalisme et l’intelligentsia, n’importe quel ‘isme’ pour peu qu’il relève de la mode littéraire du moment».
Il existe néanmoins, au sein de la pensée russe, un pôle alternatif, un pôle de penseurs. Le dirigeant du mouvement eurasiste, le philosophe Alexandre Douguine a élaboré la Quatrième Théorie 4e voiePolitique, que l’on peut découvrir dans son ouvrage «La Quatrième Voie» (Четвертый Путь). Il y propose de rejeter radicalement et totalement les trois idéologies totalitaires de l’époque moderne: le libéralisme, le communisme et le fascisme. Parfois, les gens ne considèrent pas le libéralisme comme une idéologie totalitaire, toutefois, nous la considérons comme la plus agressive des trois dans la mesure où seul le libéralisme va jusqu’au renversement de l’homme et son remplacement par l’individu. Ceci étant l’hostilité de classe ou de race des deux autres théories politiques sont également agressives, toutefois, ces théories contiennent également certains facteurs de retenue dont le libéralisme est dépourvu. Quoiqu’il en soit, ces trois théories mènent fondamentalement à la même chose: un forme plus ou moins différente d’européisme; c’est-à-dire un élément étranger, introduit de l’extérieur. L’effet funeste de ces idéologies pour l’espace russe est évident. Aucune d’entre elles n’est en mesure de résoudre les serguei kara murzaproblèmes fondamentaux de la Russie. Il convient en outre de signaler que l’Union Soviétique ne fut pas vraiment un État marxiste. S.G. Kara-Murza a brillamment décrit cela dans son ouvrage: «Marx contre la Révolution russe». C’est précisément ce qui ne fut pas marxiste dans l’État soviétique qui fut le gage de legs positif de l’URSS. Le marxisme servit les ennemis de l’URSS. La perestroïka commença par «un retour aux sources du marxisme» et des cris contre la «perversion du marxisme» par Staline, et elle se termina par une catastrophe géopolitique et le malheur pour tous les peuples des pays soviétiques. Alexandre Douguine propose d’adopter la catégorie heideggerienne du Dasein en tant que sujet de la Quatrième Théorie politique; à chaque civilisation son propre Dasein. Douguine présente la Quatrième Théorie politique comme une invitation à la réflexion.
Le penseur russe, historien, spécialiste du droit et de l’architecture d’État, Vladimir Karpets a écrit le Vladimir Karpetslivre «Social-Monarchisme», qui offre une image russe de la Quatrième Théorie politique. Il y présente la continuité de l’histoire russe, l’idée d’un retour aux racines, au terreau, l’idée de retrouver l’antique cité russe de Kitège. Vladimir Karpets base son ouvrage fondamental sur les travaux des exceptionnels penseurs russes, Konstantin Leontiev et Lev Tikhomirov. Et il développe leurs idées dans le cadre de la Quatrième Théorie politique et décrit les dimensions métaphysiques, juridiques et étatiques qui pourraient être favorables à la pratique politique contemporaine. Ces idées sont détaillées brièvement dans l’exposé de Vladimir Igoriev «Le Social-Monarchisme en tant que Modèle russe de la Quatrième Théorie politique». Il y proposait d’élaborer la pratique de l’État sur la base même de l’héritage de l’histoire russe, dans ses aspects métaphysiques et ontologiques: le legs spirituel et idéologique de la Rus’ Moscovite, le legs juridique et en partie culturel (en excluant l’occidentalisme) de l’Empire de Russie, et le legs organisationnel, militaire, scientifique et technique (en excluant le marxisme et le progressisme dogmatique) de l’Union Soviétique. La société serait une société organisée en états, en ordres, en corporations, en unions professionnelles. On peut rencontrer des ‘états’, des ‘ordres’ militaires, médicaux, ouvriers, paysans (agraires), scientifiques, culturels, juridiques et autres. Mais cette organisation en ‘états’ n’implique nullement le rattachement plein et automatique du citoyen, dès sa naissance, à un ordre particulier, à l’exemple des varnas en Inde. Au contraire, tout qui en est digne peut faire partie de la corporation qui est chère à son cœur et à son esprit. Celui qui en est indigne doit la quitter. Mais, à l’image du pouvoir dynastique de la famille du tsar, il est tout à fait souhaitable que se créent des dynasties familiales d’ouvriers, de militaires, de clercs, et autres.
La proposition de Vitali Tretiakov concernant une ‘révolution politique non-sanglante’ pourrait constituer la première étape de la transition vers la Social-Monarchie, au moyen du remplacement des partis politiques par des représentants des états, représentants du peuple et des ‘zemski sobor’. Les partis pourraient toutefois continuer à participer à la vie politique et économique en intégrant leurs membres dans chacune des représentations des différents ordres au sein des ‘zemski sobor’. Mais cette intégration devrait être mise en œuvre sur base des aptitudes professionnelles des membres ; les acteurs et sportifs célèbres n’ont pas à s’occuper de questions économiques ou légales. Les représentants des unions professionnelles, les corporations, devraient assumer des fonctions dirigeantes, en fonction de leurs types d’activités respectifs, dans la gestion économique, mais aussi dans la régulation des normes juridiques et morales au sein des états. Ce système de représentation devrait remplacer le système des partis, importé d’Occident. Pareil mode de représentation directe représentera beaucoup mieux les intérêts du peuple que celui des partis aux membres recrutés au hasard et correspondant rarement même à certains aspects de leur propres programmes.
KAtasonovSur le plan économique, on retiendrait le socialisme corporatif. Dans son livre «L’Économie de Staline», Valentin Katasonov explique que cette forme de socialisme fut créé dans notre pays. Il était en grande partie, mais pas entièrement, lié à l’héritage de la Rus’ Moscovite. En outre, le marxisme devrait être abandonné, tout comme les excès de la réalité soviétique qu’il occasionna. De la période soviétique, il faut retenir uniquement ce qui fut réellement authentique aux yeux de notre civilisation. Konstantin Leontiev, le premier à aborder cette forme de socialisme, écrivit: «Les Européens, sentant quelque chose d’inconnu en nous, furent saisis d’effroi à la vue de cette terrible «combinaison d’autocratie et de communisme»,  qui signifie révolution sanglante en Occident et chez nous, Monarchie conforme à la foi de nos pères». Revendiquant une certaine inégalité hiérarchique, sans laquelle aucun État n’est possible, nous nous affirmons comme opposants de l’inégalité économique, car celle-ci rend ardu le développement de l’homme dans la société. Dostoïevski a écrit à ce propos «Que signifie liberté? De quelle liberté parle-t-on? La liberté uniforme pour tout un chacun de faire ce que bon lui semble dans les limites de la loi. Quand tout un chacun peut-il faire ce que bon lui semble? Quand il a des millions. La liberté donnerait-elle des millions à chacun? Non. Et qu’est-ce qu’un homme qui n’a pas de millions? C’est un homme qui ne fait pas ce que bon lui semble, et duquel on peut faire n’importe quoi». L’État doit remplir une fonction sociale. Vladimir Igorievitch Karpets parle de deux socialismes: l’un est le socialisme des fanatiques marxistes, l’autre est le socialisme en tant que catégorie économique et ne remplissant pas de fonction idéologique. C’est un instrument, pas un dogme. Et l’entrepreneuriat privé reste possible pour autant qu’il soit couplé à une responsabilité sociale de l’entrepreneur.
Pour la Russie, la relation entre les nations qui la composent constitue un facteur des plus importants. Nous avons constaté après l’effondrement de l’idée soviétique, une quantité de problèmes sur lesquels les ennemis géopolitiques ont essayé de jouer. Le Social-Monarchisme propose une orientation politique eurasienne, et une pratique politique dont l’aspect géopolitique anevsky_2_480x628serait basé sur l’eurasisme. Alexandre Nevski disait: «Il faut renforcer les défenses à l’Ouest et chercher des amis à l’Est». Le Social-Monarchisme suppose la poursuite cohérente du cours de l’intégration eurasienne. Pour décrire de façon simple les relations entre les nations composant la Russie dans le cadre du Social-Monarchisme, nous pouvons recourir à l’expression de Konstantin Leontiev: florissante complexité. Il convient de limiter clairement la centralisation par le renforcement des droits des nations, de leur autonomie culturelle et dans leur gestion économique. Il s’agit de l’existence et du développement de différentes couches ethnoculturelles dans le cadre d’une architecture d’État unifiée. Pour la Social-Monarchie, la culture et la tradition de chaque notion constitue une valeur absolue. Il ne doit exister aucun racisme, aucune discrimination fondés sur un indicateur national ; le nationalisme russe, le ‘tribalisme’, comme le qualifie Konstantin Leontiev, est une tendance déstructurante occidentale. De plus, une saine vie commune des peuples de Russie-Eurasie n’est possible que dans des conditions d’existence saines du peuple russe, qui doit être débarrassé de l’engouement furieux pour tout ce qui vient d’Occident. Le programme de l’enseignement et de la culture doit être orienté dans cette direction. Dans le cadre de la Social-Monarchie, le droit doit être repensé afin de correspondre aux valeurs de base de notre civilisation. L’accusation ne doit pas émaner de l’État, la procédure doit être contradictoire et doit être en les seules mains de l’ordre des juristes. Et l’État, à travers ses représentant, les juges nommés, doit assumer le rôle d’arbitre. La Social-Monarchie cultive l’amour de son pays, de son histoire, de sa tradition. Il s’agit sans aucun doute d’un retour aux normes de la société traditionnelle, en préservant la liberté de création et de pensée. La société social-monarchique n’est pas totalitaire, mais la conscience de la Défense nationale lui est inhérente, de même que le respect envers la corporation militaire, ses valeurs et idéaux.
Pour ce qui concerne la dimension sacrée et métaphysique, la Social-Monarchie suppose la liberté de prêche pour toutes les confessions traditionnelles en Russie-Eurasie, mais elle s’oppose aux conversions forcées : la foi ne peut exister que sur une base volontaire. L’Orthodoxie est la religion formatrice de l’État, mais elle n’est pas la religion d’État. Elle implique une symphonie des pouvoirs. Reprenant un concept de K. Leontiev, on peut appeler cela ‘byzantisme‘.
A propos du tsar, Karpets note que ce qui est nécessaire, ce n’est pas de faire appel à un tsar, d’élire un tsar, ni encore de devenir tsar, mais bien de donner la possibilité au tsar de se manifester. Cela est nécessaire non pas pour lui, mais bien pour nous. En l’absence de tsar, État et peuple doivent agir

Nicolas Roerich. 'Le Livre de la Colombre
Nicolas Roerich. ‘Le Livre de la Colombe

comme si le tsar existait. Le mythe russe de Volot Volotovitch, dans le Livre de la Colombe [Recueil, en vers, d’épopées spirituelles populaires des Slaves orientaux. NdT.], exista de toujours dans la mythologie du peuple, car le peuple russe est monarchiste par définition. Les autres peuples ont une riche expérience historique de vie commune et de création commune (théurgie) dans le cadre unifié de l’État impérial russe. A propos de la pratique politique du social-monarchisme, il convient de se rappeler que celui-ci suppose l’évolution de l’État, et non la révolution. Les transformations doivent se dérouler au sein de l’État de manière conforme aux normes du droit et de la législation en vigueur : les social-monarchistes ne sont pas des adversaires du pouvoir en place, mais ils interviennent contre ceux qui trahissent notre État. L’étape initiale de la pratique politique consiste à développer les idées et les concepts. Si nous observons la politique réelle, nous constatons de l’incertitude, de la trahison, du mensonge, de la faiblesse, provoqués par l’absence d’unité idéologique. Comme l’écrivit Lev Tikhomirov, «le désastre général résulte de l’insuffisance de forces unificatrices». Nous parviendrons à restaurer un mode de vie authentiquement russe-eurasien à condition de rejeter l’européisme et le modernisme. La Quatrième Théorie politique de son modèle russe  pourront et devront être ce principe rassembleur et unificateur qui se dressera contre toute forme d’égoïsme, de racisme, d’avidité déplacée, c’est-à-dire ce qui caractérise la vie de l’«Européen moyen» selon K. Leontiev. Nous pouvons trouver dans les travaux d’ Alexandre Douguine et Vladimir Karpets le fil conducteur qui sortira la Russie-Eurasie de la situation pénible dans laquelle elle se trouve. Sans aucun doute, formes et pratiques peuvent être discutées, modifiées et perfectionnées, mais le vecteur est défini. «Pour vaincre, ou au minimum pour se défendre, il est indispensable qu’apparaisse au sein de l’ethnos une éthique altruiste selon laquelle les intérêts de la collectivité seront supérieurs à ceux de l’individu». Sans aucun doute, cette phrase de Lev Nikolaevitch Goumiliev concerne pleinement le superethnos eurasien. Les défis existentiels qui sont jetés à la face de la Russie-Eurasie ne pourront être relevés sans une puissante idéologie unificatrice et rassembleuse. Le Social-Monarchisme est un idéologie de ce type.
Traduit du russe.
Source.