L’Archimandrite Grigorios (Zimous), higoumène du Saint Monastère de Dochiariou, est bien connu, au-delà, même, des limites de la Sainte Montagne. Des pèlerins mus par la soif d’entendre les sages paroles de Geronda Grigorios arrivent de tous les continents pour participer à ses entretiens et bénéficier de ses sages conseils. Grâce à l’excellent travail de l’interprète, ils sont en mesure de suivre avec attention les récits des exploits ascétiques des moines, de souffrances, d’oppression et d’égarement au sein des passions. Le texte ci-dessous est composé d’extraits du livre «Visages que je connus dans le creuset de l’Église» («Люди Церкви, которых я знал» «Μορφές που γνώρισα να ασκούνται στο σκάμμα της Εκκλησίας»), de l’Archimandrite Grigorios, édité en 2016 par le Monastère de la Sainte Trinité-Saint Jonas à Kiev. Il a été mis en ligne le 3 mars 2015 sur le site ukrainien Otrok.ua . (Deuxième partie)

La vue

C’est avec nostalgie que je me souviens d’une hauteur qui avait reçu le nom de Matia, le ‘Coup d’œil’ après qu’un homme s’y fût arrêté et ait dit : «Ici, d’un seul coup d’œil, on embrasse le monde entier!». Et souvent je me souviens aussi du grand artiste et restaurateur Antonios Glinos qui vit au Monastère du Sinaï une icône du Christ faite de cire. Il l’admira longuement et Le regardant dans les yeux, émerveillé, il s’écria : «Dans ce regard, on peut tout lire, il contient tout!». Je suis de plus en plus convaincu de la vérité selon laquelle les yeux parlent et expriment les pensées, même quand la bouche reste close et que la voix se tait. Un seul regard transmet à autrui les pensées et ce qu’on «a sur le bout de la langue» et aussi ce qui se cache au plus profond du cœur. Une humble confession soutient la justesse de mon propos. Dans une salle d’attente de la clinique de l’ «Annonciation», un grand-père me raconta l’histoire du regard inoubliable de son frère.
Sur la petite île de Skinos vivait un couple. Du fait de leur indigence, leur fille dut épouser un troglodyte. Il vivait seul dans les grottes de l’île, surveillant son petit troupeau de moutons et de chèvres. On le voyait rarement à la maison. Et chaque fois qu’il y venait, il arrivait dans un état d’épuisement tel que les enfants fuyaient pour se cacher. La mère avait beau leur dire «Les enfants, n’ayez pas peur, c’est votre papa!», rien n’y faisait. La troisième grossesse se termina mal, par le décès de l’enfant et de la mère. Les deux petits garçons aînés furent orphelins. Un couple d’Anglais sans enfant avait sa maison sur l’île. Les deux garçons s’y présentaient pour avoir un peu de nourriture. Un jour, les Anglais dirent à l’aîné des garçons, qui leur paraissait le plus malin : «Nous te gardons avec nous, mais tu dois chasser ton frère de la maison». Je le pris par la main et le tirai vers l’extérieur en descendant les escaliers, lâchant sa main, je le poussai dehors et claquai la porte derrière lui. Au moment où j’ai lâché sa main (ce moment fut le plus terrible de toute ma vie), il posa son regard sur moi et me regarda, comme pour dire, «Pour qui m’abandonnes-tu?». Mais j’avais endurci mon cœur et ne pensais qu’à mon propre avantage. Depuis lors, ce regard est constamment posé sur moi, j’y pense en permanence, jamais il ne quitte mon cœur. Chaque fois que je suis sur le point d’être joyeux, comme une pierre tombale, il écrase ma joie.
– Qu’advint-il de ton frère?
– Je n’en sais trop rien. La petite maison qui nous restait de notre mère, notre grand-père l’a accaparée. Mon frère a vécu jusque maintenant dans les grottes, sans lumière, sans eau. Seuls de grands vers de terre lui tiennent compagnie quand il dort et quand il mange.
– Mais grand-père, il existe donc encore aujourd’hui des gens qui vivent dans des grottes? Et personne ne pouvait l’abriter?
– Aujourd’hui, Geronda, je l’ai amené à Athènes pour qu’il soit vu par les médecins, afin de soulager un peu le poids de ce regard écrasant, mais je n’en retrouve pas pour autant la paix. Son regard continue à me brûler continuellement le cœur. Écoute, Geronda, tu dois toujours regarder les gens dans les yeux, afin de tout y voir et de tout comprendre. Si tu y vois de la tristesse, extirpe-la, et si tu y vois de la joie, protège-la afin qu’elle ne se perde pas.

Un regard, encore…

A l’époque où l’athéisme se répandait en Albanie, ce territoire de l’antique Illyrie, son malicieux dirigeant ne voulut pas que l’on considérât que c’était son initiative propre. Et il organisa un soi-disant mouvement destiné à faire croire que l’athéisme venait du peuple et non du pouvoir en place. Après qu’il eût enivré le peuple avec le vin de l’apostasie, celui-ci se mit, dans son aveuglement, à détruire tout ce qui rappelait la foi.
Dans un village du Nord de l’Épire, comme me l’apprit Vassilios, un de ses habitants, l’école se trouvait à côté de l’église. L’instituteur était grec.
«Pendant des journées entières, il nous enseignait que tout serait beaucoup mieux si nous n’avions pas de religion, pas de Christ et pas d’Église. Il disait que les interdits de l’Église faisaient de notre vie un supplice. Ses paroles étaient si convaincantes qu’un jour, nous fîmes tous irruption dans l’église, nous empoignâmes les icônes et les jetâmes dans un camion comme des déchets inutiles. On nous avait si bien lavé le cerveau que nous ne comprîmes pas ce que nous faisions. Moi-même, j’ai enlevé l’icône du Christ sur le trône épiscopal et je l’ai jetée dans le camion de l’État. Tout se passa si vite, comme si Dieu Lui-même avait quitté notre pays. Au moment où j’ai levé les mains pour détacher l’icône, mon regard croisa celui du Christ. Je sentis un reproche dans ses yeux, comme s’Il me disait : «Que t’ai-Je fait pour que tu Me chasses?». Mais j’ai pensé : «Que Tu le veuilles ou non, Tu sors de ma vie. Le Gouvernement a ordonné que Ton souvenir même disparaisse d’Albanie». Les années s’écoulèrent. Je fondai une famille. Lorsque naquit notre fille Evangelia, à peine eus-je regardé ses yeux que je dis : «Je connais ce regard. Où l’ai-je déjà vu? Où l’ai-je rencontré? Je ne m’en souviens pas». Plus tard, quand j’eus découvert qu’Evangelia était handicapée de naissance, je l’emmenai auprès d’une guérisseuse qui soignait avec les plantes. Mais la vieille femme me dit : «C’est la colère de Dieu ; la petite ne peut guérir». C’est alors que je me souvins du regard du Christ sur l’icône dans l’église de mon village, et depuis cet instant, je n’ai plus trouvé un instant de paix. J’ai honte quand mon regard croise les yeux de ma fille, remplis de reproche, et je sens qu’ils me disent : «Toi, papa, tu as mangé une seule fois des raisins amers, mais mes dents en sont agacées à jamais». La confession permet au confesseur de rencontrer parfois des cas dont se dégage une utilité évidente.

Le désert et le monde en balance

Le couple formé par Phippas et Iota vivait à Athènes. Ils mangeaient et buvaient à la table du monde moderne, les yeux toujours tournés vers cette table, et jamais vers les hauteurs célestes. Ils considéraient que tout est bien si l’on peut profiter des biens et du confort de ce monde. Ils pensaient que les pensées relatives à la vie éternelle ne sont qu’une consolation destinée à ceux qui sont privés des plaisirs du monde ; elles seraient pareilles au pain dont rêve celui qui souffre de faim, au cours des longues nuits d’hiver, engoncé dans une couverture de laine grossière. Le froid l’incite à rêver de ce dont il doit endurer l’absence. Le bonheur du couple atteint une plénitude nouvelle avec la naissance de leur merveilleuse petite fille. Ils décidèrent de lui offrir tout. Les îles de l’Égée sont pour les Grecs nantis d’exceptionnels lieux de villégiature estivale. Pour l’homme indifférent contemporain, il n’existe sur toutes ces îles que des plages et des lieux de délassement. Il ne remarque pas la route qui mène à l’église, ni ne remarque la sonnerie des cloches pour l’orthros ou les vêpres. Le prêtre vêtu de sa soutane élimée et graisseuse fait tache sur l’image touristique de l’île. Mieux vaudrait que cet épouvantail médiéval ne fût pas là.
L’été n’est pas seulement le temps du tourisme, c’est aussi l’époque des moissons. Le moissonneur accumule en sa grange le blé récolté sur les pentes des collines et se réjouit des fruits de son labeur. N’oublions pas, toutefois, qu’il est une moissonneuse, invisible, et que l’on n’attend pas. Armée de sa serpe, elle fait intrusion en nos vies et fauche non seulement ceux qui sont mûrs, mais aussi ceux qui sont encore verts. Cette serpe emporta la vie de la fille unique de nos héros, dans des circonstances tellement étranges qu’ils en demeuraient tout troublés malgré le passage des ans. Les chamailleries devinrent monnaie courante au sein du couple. Comme s’il fallait chercher un coupable. Les époux devinrent superstitieux et s’éloignèrent progressivement l’un de l’autre. Ils tentèrent de se rapprocher de l’Église, mais leur démarche n’était pas tout à fait vraie. Finalement, la femme prit le mari en aversion. Elle voulut avoir un autre enfant, mais pas de lui. Elle décida de demander le divorce, et chassa son mari, le renvoyant chez sa vieille mère. Mais alors qu’elle vivait seule, elle continuait à bénéficier du soutien matériel du mari rejeté. Un higoumène lui recommanda de ne pas pousser son bon époux à un troisième mariage (Il s’agissait en effet déjà du second mariage de Phippas), car les anciens disent : premier mariage, joie, deuxième mariage, indulgence, troisième mariage, malheur. Mais elle avait coutume de n’en faire qu’à sa tête, et elle demeura inflexible. Le prêtre essaya de trouver une issue à la situation et lui donna conseil :
– Ne pense pas seulement à toi, pense à ton mari. Vous devez former une seule famille, même en mettant certaines conditions.
– Ce n’est pas possible. J’ai rencontré un autre homme, un chrétien pratiquant, et il me plaît. Je suis enceinte de lui.
– Et tu vas l’épouser ?
– Oh, non. Je voulais un enfant, je l’ai. Quant à la vie de couple, je n’en veux plus.
Quand Phippas apprit la situation, il ne se mit pas en colère. Il continuait à aimer son ex-épouse et ne s’occupa pas moins d’elle, bien qu’elle ait pris une autre voie.
– Je suis triste pour elle, Père. Je dois l’aider car elle n’a pas de quoi vivre.
Cinq mois s’écoulèrent avant que la femme n’ait avoué au prêtre, dont elle s’était éloignée, qu’elle était enceinte hors du mariage. Et elle lui demanda de prier pour elle. Il lui répondit «La prière présuppose l’obéissance». Elle fit alors appel à la médiation de son mari rejeté. Mais l’higoumène refusa la demande cette fois encore.
Un soir, rompant le silence, l’ex-mari vint annoncer à l’higoumène que le juge avait dissout son mariage. Mais ce n’était pas tellement cette décision qui l’attristait. C’était surtout la situation de son ex-épouse. Elle avait été emmenée à l’hôpital. Ses jours étaient en danger, de même que ceux de l’enfant qu’elle portait. Il pleurait de tristesse, ainsi qu’à cause de sa crainte pour la vie de la mère et de l’enfant, même s’il était étranger à celui-ci. Il ne ressentait aucune offense. Devant la menace de la mort, honneur et fierté étaient oubliés. Il pleura et implora les puissantes prières de l’higoumène. Mais c’était comme si l’higoumène ne l’écoutait pas ; il était occupé à se juger lui-même ; se comparant à son interlocuteur il se considérait comme moins que rien. Le plateau de la balance sur lequel se tenait le mari rejeté était le plus lourd. L’higoumène se détourna de la balance, honteux et confus. La voix du désert, qui allait clamer : «Elle a récolté ce qu’elle mérite. C’est un bon exemple du juste jugement de Dieu», fut réduite au silence par les sanglots et les larmes du monde, monde de douceur, affirmant sa supériorité spirituelle. Souvenons-nous de Sœur Evguenia, qui disait : «Frères, commençons par acquérir les vertus des laïcs, après, nous commencerons à aspirer aux vertus monastiques».

Traduit du russe
Source.