Le Saint Tsar Nicolas II

Nous proposons à l'attention du lecteur les souvenirs incroyablement touchants du Capitaine de second rang, Boris Apreliev (1888-1951), qui, dès 1908, servit à bord du navire impérial, le «Shtandart». Conformément à la volonté du Destin, il se retrouva à l'étranger après la révolution. En 1932, l'officier de Marine écrivit le livre «Ne jamais oublier»  (нельзя забыть), «une modeste contribution faite de souvenirs personnels à la mémoire du défunt Empereur Nicolas Alexandrovitch et de son Auguste Famille» où, «peut-être au détriment de la qualité du style et de la beauté du mot», il a été tenté de refléter «seulement la vérité, la simple vérité d'un homme» au sujet de la Famille du Tsar, qu'il avait le bonheur de connaître personnellement ...Ce texte a été publié dans le journal «La Croix Orthodoxe» n°12 du 15 juin 2017..

Grâce à mon affectation sur le «Shtandart», il me fut donné de percevoir la vie simple du Souverain et de la Souveraine, comme celle d’un homme et d’une femme, entourés de leurs enfants qui les adulaient, qui profitaient de brèves périodes de repos au sein du réseau des îles côtières (l’archipel constitué de petites îles et écueils rocheux séparés par d’étroits hauts-fonds que séparent des détroits étriqués1 ), sur le «Shtandart», accablés de bien plus de soucis et de tristesses que maints de leurs sujets. Ces chagrins que, peut-être, ils ne révélaient à personne, étaient souvent visibles sur le «Shtandart». Mais ce qui sautait aux yeux plus que tout, et ils en avaient une conscience aiguë dans leur vie pratique, c’était qu’ils ne vivaient pas pour eux-mêmes, que tout ce luxe ne leur était pas destiné, mais qu’eux-mêmes et tout ce qui les entourait appartenaient à la Russie, servaient son bien-être et sa gloire. Combien d’entre nous, pécheurs, sans parler des «idéalistes» de la révolution, pouvons-nous dire sincèrement que nous vivons pour la Russie ? Guère, évidemment. Et qui, et comment comprennent-ils leur service? Leur compréhension est-elle fidèle? Pareil service est-il utile à la Russie ? Toutes ces questions dépassent mes compétences ainsi que le but des présentes notes. Mais le fait que le Souverain et la Souveraine vivaient à travers la Russie et pour la Russie et non pour eux-mêmes, cela, je l’ai vu personnellement, pendant mon service sur le «Shtandart» et je ne puis m’abstenir de le souligner. Les deux mois que j’ai passés à proximité de la Famille du Tsar fourmillent de souvenirs. Certains sont tellement étourdissants que ce me serait pécher que de les taire. De plus, leur vie sur le «Shtandart» est connue d’assez peu de gens.

Les Traits spirituels du Souverain Maintenant, ils appartiennent au passé, ces jours inoubliables, ce luxe scintillant entourant nos Tsar et Tsaritsa. Cette splendeur, produite au long des siècles et, probablement, inimitable, fut détruite par la barbarie du XXe siècle, surgie sous la forme du socialisme. Cette splendeur n’appartenait précisément pas à tout le peuple, et c’est comme si, en la détruisant, la barbarie l’avait d’une certaine façon donnée au peuple. Je me réjouis de ce que le Seigneur m’a jugé digne de voir cette splendeur. Ce que le «Shtandart» a laissé de plus cher en mon cœur, c’est le souvenir de la vie personnelle du souverain, le Patron du yacht, comme on le nommait alors à bord. Il semblait que, tant le «Shtandart» que tous les vaisseaux qui l’escortaient, étaient mis à disposition du Souverain et de sa Famille, mais l’atmosphère sur le yacht était telle qu’ils paraissaient être nos invités. Comme s’il y avait, d’une part, nous les officiers de ce vaisseau militaire, et d’autre part, des parents, des gens proches, le Souverain et sa Famille. Le Souverain ne donnait jamais l’impression de se reposer sur le yacht ; plus précisément, il servait, adaptant son mode de service durant son séjour sur le yacht. Humble, toujours délicat avec tout un chacun, affectueux, il semblait si souvent triste. Quand je voyais son regard mélancolique, mon cœur me faisait mal au point que je voulais l’aider, et en même temps je ressentais une sorte de désespoir dans sa tristesse, caractérisée par une forme d’inéluctabilité. Voilà l’impression qu’il me donna.

La Russie à un carrefour. Il me semble que tout le tort du Souverain se résume à ce qu’il régna entre 1894 et 1917, alors que la classe dirigeante de Russie dégénéra, perdit la volonté de pouvoir, et ceux qui rêvaient de remplacer cette classe, les «idéologues» de la révolution, ne comprirent pas qu’ils ne représentaient pas eux-mêmes une nouvelle classe, mais constituaient seulement le rébus de la classe dirigeante de l’intelligentsia russe. Cela, je ne le compris qu’après 1917, alors que le Souverain, je m’en rends compte aujourd’hui en me remémorant certains de ses propos, savait et ressentait cela, déjà à cette époque. N’étant pas en mesure de trouver de bons collaborateurs, il s’en sentait coupable, considérant qu’il avait manqué sa mission. De par son caractère, le Souverain ne pouvait se résoudre à fouiller cette fange de l’intelligentsia dégénérée, il ne pouvait lui-même trouver des gens dans son propre peuple, et ceux qui se tenaient à l’abri de la soi-disant bureaucratie étaient pires encore, et moins expérimentés, et moralement plus dépravés que cette fameuse bureaucratie. Un gouffre s’était creusé entre les masses populaires et l’intelligentsia, un gouffre impossible à combler. Cette rupture menaçait de causer une catastrophe imminente, effroyable pour la Russie. Et le Souverain le voyait. Visiblement, il ne pensait pas à lui-même ; il souffrait pour le futur de la Russie.

Le Drame dans l’âme du Souverain. J’explique cela car à cette époque, sur le «Shtandart», je ne parvenais pas à comprendre la tristesse du regard du Souverain. Je ne pouvais comprendre son regard souvent pareil aux yeux purs des tout-petits. Il me sembla être tourmenté par la tristesse pour sa famille, mais plus tard, me souvenant de quelques unes de ses paroles, je vis que son anxiété quant au destin de la Russie jouait le rôle principal dans cette tristesse. Il était incroyablement seul dans ses rêves de la Russie qu’il aimait si ardemment. Je comprends maintenant pourquoi il était si doux avec les tous jeunes officiers, dont, en quelque sorte, je faisais alors partie, pourquoi il conversait souvent avec eux de choses pouvant paraître étranges dans les propos tenus par le Souverain à pareils jeunots. Peut-être cherchait-il, espérait-il voir en nous ceux qui seraient la «nouvelle génération», et qui seraient, sinon ses collaborateurs, ceux de l’Héritier et qui rendraient à la Russie une ossature qui commençait sérieusement à faiblir. Mais je n’en sais rien, ces pensées et amertumes du Souverain me demeurèrent cachées. Cela me revient à la mémoire uniquement parce que pour moi, personnellement, cela explique grandement tant la tristesse du Souverain, que l’on ne pouvait manquer de remarquer, que cette inéluctabilité que je ressentis si fortement alors sur le «Shtandart».

L’amour de la nature. Ma première brève rencontre avec le souverain eut lieu dans ce qu’on appelait une «petite maison» de chasse, à laquelle le Souverain m’avait emmené avec lui. Il commença à me raconter comme elle était parfaite la création du monde par Dieu, comme il aimait la nature, comme la vie serait agréable à chacun, si tous vivaient comme le Seigneur Dieu le souhaitait. Comme il aimerait que la Russie ne devienne pas aussi mauvaise que l’Europe devenue tellement sèche et matérialiste. Comme il aimerait que la Russie conservât sa pure âme d’enfant, afin de ne pas être saturée de cette rageuse lutte pour l’existence. «Aimez la nature, apprenez d’elle, de cette beauté dont est nanti le monde de Dieu». Voilà, pour autant que je me souvienne, ce que me dit le Souverain. Ses yeux scrutaient les taillis de la sombre forêt à la lisière de laquelle nous nous trouvions. Je me souviens de ce que, oubliant devant qui je me trouvais, je commençai à dire que s’était exactement comme cela qu’était la Russie et qu’elle le demeurerait, qu’elle vécut toujours et vivrait toujours dans la nature, que notre peuple était plus proche de la nature que les peuples d’Europe, que la Russie resterait pure, bonne et en même temps, cultivée, forte, capable de défendre ses enfants. «Plaise à Dieu!» répondit le Souverain dans un soupir.

Une mémoire superbe. Parfois, le Souverain nous surprenait par sa mémoire. Il connaissait les noms de famille des commandants de tous les vaisseaux de premier et de second rang de la Baltique et de la Mère Noire, et même des flottilles de Sibérie, de la Caspienne et de l’Amour. Et plus encore, le Souverain connaissait souvent les noms et les patronymes des commandants et amiraux, et se souvenait parfois des officiers supérieurs et même de certains officiers subalternes de la flotte. Il se rappelait qui naviguait sur quel vaisseau, et en particulier sur les vaisseaux qui naviguaient au-delà des frontières. On m’a rapporté qu’il connaissait parfaitement les noms des supérieurs des différents corps d’armée, sans parler de ceux de la garde, et ils étaient évidemment bien plus nombreux que ceux de la flotte. J’ai pu à maintes reprises constater personnellement comment il surveillait les moindres détails de la vie sur le «Shtandart», comme il se souvenait des signaux envoyés par l’officier de passerelle et les sémaphores concernant les escadres stationnées dans la rade et dont ne se souvenaient même pas les officiers supérieurs de passerelle chargés des manœuvres induites par ces signaux et sémaphores. C’est à cette époque que je compris combien pesante était pour le Souverain la signification des événements liés au gouvernement. Dans d’autres circonstances, j’eus la possibilité de réaliser combien le Souverain aimait et connaissait l’histoire de la Russie et aimait notre poésie et notre littérature. Je me souviens d’événements contribuant à tracer le portrait spirituel du Souverain. Un jour, au moment du déjeuner, alors qu’il n’y avait personne à bord du «Shtandart», sinon la Famille du Tsar, la suite et les officiers du navire, quelqu’un fit une farce à l’un des officiers et commença à affirmer que ce n’était pas lui qui l’avait imaginée, mais un officier d’un autre vaisseau de l’escadre, etc. Je ne me souviens plus vraiment de quoi il s’agissait, mais celui qu’on avait taquiné en l’accusant, répondit à toute la tablée, d’une voix plaintive: «C’est sur le pauvre Macaire que tombent les grosses légumes». Le Souverain avait jusque là suivi la conversation en souriant. Soudain, regardant avec sérieux cet officier, il dit tristement: «Oui, mon cher, toujours et en toutes circonstances. Je l’ai appris par moi-même. Tel est le destin». Je revois encore comment la joyeuse conversation fit place au silence, à plusieurs minutes de silence. Tous nous comprîmes combien tragique étaient ces paroles sorties de la bouche du Souverain.

Le Souverain et ses ennemis

Icône Miraculeuse du Saint Tsar , par l’iconographe Tikhomirov

Il me fut également donné de voir l’attitude du Souverain envers le chagrin de ceux qui le détestaient. Un jour, sur le «Shtandart», arriva un télégramme radio au nom de la Souveraine, dans lequel l’épouse d’un condamné aux travaux forcés pour préparation d’un attentat terroriste demandait à la Tsaritsa «d’attendrir le cœur du Tsar» afin que la peine fût allégée. Je me souviens que quelqu’un, à proximité de la cabine du télégraphe, dit que les gens qui ne sont pas condamnés à mort, alors qu’ils s’apprêtaient à tuer quelqu’un qui avait femme et enfants, ne méritaient pas qu’on leur fasse grâce, car sur quelle base le ferait-on? Le télégramme fut transmis à son Altesse et une heure plus tard, le signaleur envoyait à la Chancellerie de Son Altesse une réponse contenant l’ordre de communiquer immédiatement par radio au Président du Conseil des Ministres qu’à l’examen par Son Altesse du télégramme transmis au nom de Son Altesse la Tsaritsa, il plaisait au Souverain Empereur d’ordonner d’amoindrir la peine infligée par le tribunal au condamné et d’appliquer à celui-ci une sanction plus légère. Cet exemple éveillera peut-être la conscience de ceux qui nomment le Souverain «Nicolas le Sanglant»… Traduit du russe

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  1. Note du Rédacteur