Photo: Pravoslavie.ru

L’article traduit ci-dessous est dû à l’Archiprêtre Vladislav Tsypine. Il a été mis en ligne le 25 octobre 2017 sur le site Pravoslavie.ru. Le texte fait partie du rapport présenté dans le cadre du Séminaire «‘Moscou-Troisième Rome’: formule de paix et d’unité avant et après 1917», tenu lors de la Conférence du Pokrov à l’Académie Spirituelle de Moscou les 17 et 18 Octobre 2017. Voici la première partie de cette intervention.

Comme on le sait, le 15/28 juin 1914, à Sarajevo, capitale de la Bosnie-Herzégovine annexée par l’Autriche-Hongrie, l’Archiduc François-Ferdinand et son épouse Sophia furent assassinés par le sujet autrichien de nationalité serbe Gavrilo Princip. Ce crime fut une sorte de détonateur qui déclencha la Première Guerre Mondiale. Au cours de ce conflit, les alliés menèrent des pourparlers portant sur un nouveau tracé des frontières entre les États. Un accord fut conclu le 10 avril 1915, à l’issue de négociations entre la Russie, la France et la Grande Bretagne, et selon lequel, après la victoire sur l’ennemi, le contrôle sur les détroits du Bosphore et des Dardanelles serait remis à la Russie. En Russie, les questions du sort des détroits et du destin de Constantinople après la défaite de l’Empire Ottoman furent débattues dans les journaux et les revues. Dans ce contexte, le lien entre Nouvelle Rome et Troisième Rome et la doctrine de ‘Moscou – Troisième Rome’ acquirent une actualité nouvelle. Parmi les interventions écrites des auteurs ecclésiastiques de l’époque, l’article de l’Archevêque Antoine (Khrapovitsky) de Kharkov, qui devint ensuite Métropolite de Kiev, revêt un intérêt particulier. Il fut publié dans le premier numéro de 1915 de la revue : «Le Pasteur et ses Ouailles»,(«Пастырь и паства»), sous le titre : «A qui doit revenir Constantinople?».
(…) L’Archevêque Antoine rappelle qu’«elle nous est chère, notre paroisse, elle nous est chère notre éparchie et ses institutions d’enseignement, de bienfaisance, de formation spirituelle, chère, notre Église de Russie, chère, la Russie elle-même, qui combat héroïquement pour elle-même et pour les Slaves orthodoxes, mais à nos yeux, plus chère que tout sur cette terre et aux cieux, est l’Église du Christ… C’est pour elle que les pasteurs de l’Église portent leur lourde croix, c’est pour elle qu’ils mènent leur combat dans l’indigence, la pauvreté et l’humilité sans dévier de ses lois, sous les moqueries et la malice des sans-Dieu, des hérétiques et des schismatiques. Nos obligations et nos travaux sont déterminés dans une faible mesure seulement par les lois de notre pays et les règles propres à notre Église locale. La majeure partie de tout cela, de nos règles de prière, du contenu de nos enseignements, de nos interventions parmi nos ouailles, est fixée dans les règles de la Sainte Bible, du Nomocanon, du Typikon, de l’Euchologe, et des livres liturgiques ; bref, dans des livres qui ne sont pas russes, mais qui ont été traduits du grec ou de l’araméen».

L’auteur de l’article souligne l’équivalence pour le peuple russe de l’identité nationale et de l’identité religieuse, équivalence dans laquelle le principe national est complètement subordonné au principe religieux (…)

Le Métropolite Alexis (Simianski) , futur Patriarche

Pour l’Archevêque Antoine, la priorité de la conscience religieuse du peuple russe vis-à-vis de sa conscience nationale et politique fut démontrée par la réaction des habitants de la capitale lors de la visite rendue en 1913, à la veille de la guerre, par le Patriarche Grégoire d’Antioche à Saint-Pétersbourg, cette ville «germanisée», pour reprendre son expression. A cette occasion, «les énormes églises de la capitale furent trop exiguës pour les foules immenses du peuple qui souhaitaient prier avec un grand pasteur de l’Église, et qui se jetaient à genoux devant lui. Et il ne s’agissait pas seulement des gens simples, mais aussi des aristocrates de haut rang qui, renonçant à leurs privilèges douillets, prièrent ensemble avec le peuple des gens simples pendant quatre heures, participant, dans la promiscuité et la touffeur, à la célébration officielle selon le rite orthodoxe d’une ordination épiscopale». Il s’agissait de l’ordination épiscopale du futur Patriarche Alexis Ier de Moscou et de la Rus».
Selon les propos de Vladika Antoine, «pour les Russes, le lieu le plus saint sur terre, c’est la ‘Mère de l’Église’, la demeure de Dieu, la ville de Jérusalem, mais la capitale spirituelle de la Chrétienté, c’est la Sainte Montagne de l’Athos». C’est pourquoi, la guerre qui arrivait à cette époque fut considérée par les Russes comme le combat «pour libérer la Chrétienté du joug des hérétiques et des Mahométans», et le peuple pieux voyait en «la libération de Tsargrad la Sainte, avec la Cathédrale Sainte Sophie, et de Jérusalem, avec le tombeau du Seigneur» le but ultime de cette guerre.
Il ne convient toutefois pas de croire que l’auteur de l’article sur la Troisième Rome se berçait d’illusions et ne comprenait pas la situation réelle de la société russe du temps de la guerre qui se déroula à la veille de la catastrophe révolutionnaire que vécut la Russie à l’époque qui suivit la publication de l’article, en février-mars 1917. Il se rendait compte que c’était le peuple orthodoxe pieux qui voyait la guerre parée d’une telle auréole, et non pas la classe politique de Russie et encore moins la partie supérieure de la société russe cultivée, et pas même ses cercles animés par le patriotisme : «La triste réalité du moment politique présent correspond très peu à cette humeur ecclésiastique, évangélique qui porte la vision du monde du peuple russe… Le ‘nationalisme’ contemporain de la société russe, des partis qui s’en réclament et même de la littérature, s’efforce de se tenir à l’écart de tout principe religieux, de l’Orthodoxie, de la théorie philosophique à laquelle il est lié, c’est-à-dire le slavophilisme. Ce nationalisme se proclame «zoologique», c’est-à-dire nationalisme sans principe, union nationale, autodéfense tribale ; uniquement cela». Et l’Archevêque Antoine fait remarquer à ce propos, avec une dose de sarcasme : «Ayant transféré leur patriotisme dans le terreau d’une vision du monde non-religieuse mais uniquement juridique et économique, nos écrivains, orateurs et acteurs sociaux devraient se nommer non pas ‘nationalistes’ mais ‘antinationaliste’, non pas constructeurs de la Russie historique, mais de la Russie pétersbourgeoise, non de la Sainte Rus’, mais de l’Angleterre russe ou de l’Allemagne russe… Pour eux, Constantinople n’est qu’une forteresse maritime et un port de commerce et non le lieu sacré du monde orthodoxe en général et de notre peuple en particulier». Opposant à cette vision des nationalistes politiques sa propre conception des fins de la guerre mondiale, qu’il assimile à la conscience religieuse du peuple orthodoxe russe, le révérendissime auteur écrit : «Pour nous les Russes, par contre, une issue victorieuse de la guerre ne peut susciter notre satisfaction morale que si la ville sainte de Constantin l’égal aux apôtres, avec le trône du hiérarque primat, retrouve sa signification de flambeau de la foi, de la piété et du savoir orthodoxes et parvient à unir en elle le Nord slave, le Sud hellénique et l’Est syro-arabe et géorgien». (A suivre)

Traduit du russe.

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