Rares
furent
en tous temps
les authentiques
vénérateurs de Dieu.
(Métropolite Innocent de Penza)

Entre le 1er janvier et le 15 mars 2021, fut proposée sur le présent site, la traduction de dix extraits constituant le début du livre «Le Chemin de Croix de l’Higoumène Boris». L’année 2022 commence avec la traduction de quelques pages de la suite du livre. Le texte ci-dessous est donc la relation de moments de la vie de ce héros de l’ascèse très peu connus en Occident : l’Higoumène Boris (Khramtsov) de bienheureuse mémoire. L’original russe est accessible librement sur l’internet, mais il fut également publié en 2005 sous forme de livre intitulé «Крестный Путь Игумена Бориса» (Le chemin de croix de l’Higoumène Boris) aux éditions Palomnik. Les dix parties déjà publiées traduisent les pages de 8 à 77 du livre précité. Elles se trouvent ici.

A de nombreuses reprises j’ai pu voir que Batiouchka était jugé digne de converser avec les anges. Un jour, alors que nous parlions, il se tut soudain, éleva le regard, très haut et s’adressa à quelqu’un «Hmhm», et en signe d’acquiescement, il hocha la tête. Dans de pareils moments, je restais tranquillement assise et me taisais afin de ne pas le gêner. Un peu de temps s’écoulait, et puis nous reprenions notre entretien. Un jour, à Varnitsy, j’étais avec Batiouchka à côté de l’église de l’Entrée au Temple, et nous disions que le poulailler qui avait été installé dans l’église n’était pas prêt de libérer les lieux, alors qu’officiellement tous les documents avaient été signés pour que l’église soit restituée au monastère. Soudain, Batiouchka s’interrompit et se tut. Il regarda vers le haut, et puis il dit : «Je viens de recevoir la suggestion que nous occupions l’église». Il nous ordonna, à nous les femmes, d’apporter des matelas dans l’église, de nous y installer et de ne pas en sortir si le lendemain la police venait et tentait de nous en expulser. Et c’est ainsi que les choses se passèrent. Le lendemain, suite à une plainte du responsable du poulailler, la police arriva et essaya de nous chasser. Nous répliquâmes que nous ne partirions pas car tous les documents officiels concernant l’église avaient été signés depuis longtemps. Le responsable du poulailler avait déjà enlevé tout ce qui était sa propriété personnelle et nous ne pouvions comprendre pourquoi ils voulaient nous expulser. La police s’agita encore un peu, mais finit par quitter les lieux. Plus tard, plusieurs de ces policiers vinrent eux aussi recourir à l’aide de Batiouchka. Ils expliquèrent alors que nous avions eu raison, mais on leur avait ordonné de nous expulser.
Un jour à Eliounino, je récoltais les pommes de terre avec d’autres novices, et je dis en plaisantant : «Je suis tellement fatiguée de vous que j’aimerais aller me reposer ailleurs, fût-ce trois jours, à récolter les pommes de terre chez quelqu’un d’autre». Une demi-heure plus tard, Batiouchka arriva, avec Anna, qui à ce moment avait pour obédience de le véhiculer dans son propre véhicule. Ils approchèrent tous deux de nous, dans le potager. Anna dit alors : «Batiouchka, dans mon jardin, les pommes de terre ne sont pas encore récoltées». Batiouchka sourit et dit en me regardant : «Eh bien voilà, elle va te les récolter et dans trois jours elle aura fini et elle reviendra à Eliounino». Et il fut fait ainsi.
Un jour, mon gendre est parti avec beaucoup d’argent pour ses affaires commerciales, et il disparut. Sa famille et ma fille étaient très inquiètes. Sa mère est allée voir une diseuse de bonne aventure, qui lui a dit qu’il avait été tué et jeté à l’eau. Elle l’a crue et est venue me voir pour que nous allions ensemble à Rostov-sur-le-Don pour lancer des recherches. Batiouchka «se fâcha» sur elle, lui reprochant d’aller voir des diseuses de bonne aventure, et me dit «Si tu as trop d’argent, alors vas-y». Elle alla seule, et quelques jours plus tard, le gendre réapparut vivant et indemne.
Un jour, assise sur un tas de foin, je griffonnai à la hâte une note presque illisible à l’attention de Batiouchka. Il arriva à bicyclette. Je lui remis la note en disant : «Je ne sais si tu pourras déchiffrer mes hiéroglyphes». Et Batiouchka répondit «Je lis le Chinois». Et il ajouta : «Et je sais de toutes façons déjà ce qui y est écrit». Quand je vivais encore dans le monde, Batiouchka me dit : «Donne à ta fille tout ce que tu as, et viens ici chez nous». Je n’obéis pas. Deux ans plus tard, seulement, je vins chez Batiouchka, mais j’avais entre-temps enduré un grand nombre de malheurs, et perdu tout ce que je possédais.
Le 2 août 2000, j’ai eu un accident sur la route entre Rostov et Ilyinskoe et je fus gravement blessée. La douleur dans ma tête était insupportable: l’omoplate gauche, le bras et la jambe étaient très douloureux (j’avais été éjectée de la voiture). J’avais l’impression que quelque chose de chaud s’écoulait dans ma tête. J’eus peur, réalisant que je pouvais mourir sans repentir ni communion. J’ai commencé à demander de l’aide du Père Boris. Je me sentis un peu mieux. La police de la circulation proposa d’appeler les secours d’urgence, mais j’ai refusé; j’avais peur que le chauffeur avec lequel je voyageais soit puni. Je savais que cette épreuve m’avait été donnée pour expier mes péchés. J’étais juste triste, car je n’avais pas d’argent et je ne pouvais rentrer à la maison par mes propres moyens. A cet instant la voiture d’un de mes amis arriva d’Ilyinskoe. Il me ramena à la maison. Il était lui-même très surpris. Il devait aller dans l’autre sens, mais, de façon inattendue, il avait emprunté la direction de Rostov et il m’a aperçue. La voiture n’était pas récupérable. Le troisième jour, allongée à la maison, au cours d’une conversation avec un ami, j’ai reproché à Batiouchka de ne pas être venu et de n’avoir pas su; j’aurais pu déjà être morte. Alors, j’ai commencé à avoir des douleurs telles que j’ai réalisé que je ne tenais que grâce aux prières de Batiouchka. J’ai prié le Seigneur en me repentant. Et la douleur redevint supportable. Après être restée allongée quelques jours, je me rendis au monastère pour mon obédience, et je travaillai comme avant. Après quelques temps, je croisai Batiouchka, qui me dit: «Eh bien, tes fractures sont ressoudées?». (Il s’avéra que j’avais des fractures.)
Un hiver, Batiouchka n’est pas venu nous voir à Antouchkovo pendant une longue période. Je n’avais pas sa bénédiction pour aller à Godenovo. Mais je me suis dit: puisque Batiouchka n’est pas là depuis longtemps, je ne peux pas demander sa bénédiction et donc j’irai comme ça. Quand j’eus parcouru 300 mètres, mes jambes se sont soudainement figées et je ne pus aller plus loin. Je rentrai au monastère et allai m’asseoir dans l’église. Comme si j’y attendais quelque chose, je restai là et ne rentrai pas. Et soudain, Batiouchka arriva! Si j’étais partie à Godenovo, je ne l’aurais pas vu pendant longtemps encore, car il venait déjà rarement au Monastère de la Descente de la Croix à cette époque-là.
Le même genre de situation se répéta en 2001, pour la fête de la Descente de la Croix, le 11 juin. Le monastère était rempli de pèlerins, beaucoup de gens étaient venus pour voir Batiouchka, mais il n’arrivait pas. On l’attendit jusqu’à 22h30, ensuite tout le monde se dispersa. Je suis repartie aussi vers Antouchkovo. J’étais tellement fatiguée que j’avais peine à avancer. Je m’arrêtai brusquement et me dis : «Je ne sais pourquoi, mais je dois retourner au monastère». Je fis demi-tour. Quand j’arrivai au monastère, il était déjà 23h, mais pour l’une ou l’autre raison, les frères étaient encore rassemblés. Il me demandèrent pourquoi j’étais revenue, et je répondis que je n’en savais rien moi-même. Et à cet instant Batiouchka arriva avec un moine. Ils traversèrent le chantier et avancèrent vers nous. J’avais le sentiment que Batiouchka venait prendre congé de nous. Il savait, visiblement, qu’il nous quitterait bientôt. Les derniers temps, il disait souvent : «L’automne nous le dira...», et c’était comme s’il commençait à nous détacher de lui : «Cette année, vous avez de mauvais choux, ce n’est pas grave, mettez les feuilles au sel», etc… Je sentais que quelque chose n’allait pas et un jour, je lui demandai : «Batiouchka, tu ne viens donc pas habiter ici avec nous? Tu es tout de même le supérieur. Ce n’est pas bien que tu sois si loin». Il répondit : «On verra au fur et à mesure». Je compris qu’il ne viendrait pas ici. J’imaginais que peut-être allaient-ils encore déplacer Batiouchka quelque part, ou peut-être allait-il prendre le grand schème et entrer en réclusion. Ils le harcelaient beaucoup. Combien d’épreuves et d’afflictions ne devait-il pas endurer, de par sa miséricorde et son amour pour les gens. Un jour je demandai à Batiouchka : «Mais enfin, tu supportes tout. Tu ne repousses pas ceux qui te harcèlent sans mesure». Et il me répondit : «Le Seigneur a accueilli tous ceux qui venaient à Lui, Il n’a repoussé personne. Comment pourrais-je chasser quelqu’un qui vient à moi?». Et il dit encore : «Le Seigneur a enduré et m’a envoyé, et moi, je vous envoie endurer». Batiouchka me disait qu’il ne voulait offenser personne, et jamais je n’ai vu que Batiouchka haussait la voix devant quelqu’un ou offensait qui que ce soit. Alexandre, de Reutov, qui a obtenu son diplôme avec mention à l’Académie militaire, et y enseigna ensuite, venait souvent voir Batiouchka. Dans leurs entretiens, Batiouchka, comme par hasard, lui disait où il avait commis des erreurs dans ses travaux scientifiques et lui donnait des conseils sur la manière de les rectifier. Plus tard, Alexandre concédait que Batiouchka connaissait sa profession beaucoup mieux que lui-même ne la connaissait, alors qu’il l’avait étudiée de nombreuses années, et que Batiouchka n’avait pas du tout étudié cette matière. On comprenait que l’Esprit-Saint enseignait à Batiouchka.
Nous qui vivions dans l’entourage de Batiouchka, nous avions l’heureuse possibilité de nous adresser à lui pour tout ce dont nous avions besoin, et nous recevions immédiatement la consolation. Parfois, la maladie et l’affliction s’abattaient. On allait s’en plaindre à Batiouchka, et il disait : «Tout ira bien», ou «Cela, il faut l’endurer avec patience». Et immédiatement, la maladie se faisait légère, ou disparaissait complètement, et les afflictions n’étaient plus si terribles. On demandait à Batiouchka de prier, et directement il disait : «Seigneur, aide!», et le Seigneur l’écoutait et aidait immédiatement. Sa prière volait jusqu’au Seigneur, comme l’éclair. Quel grand cœur aimant il fallait pour y mettre, en plus de ses propres malheurs, tous ceux apportés par ceux qui s’adressaient à lui ou vivaient à ses côtés. Il disait : «Je ne m’appartiens pas». Oui, il appartenait au Seigneur, aux gens que le Seigneur lui envoyait. Toutes ses forces et tout son temps étaient consacrés aux autres. Il ne lui restait pas une seconde pour se reposer, pour se soigner, alors qu’il était très malade. Il n’avait pas pitié de lui-même et il se consumait comme un cierge. Lors de sa dernière maladie, il cacha à tout le monde sa situation pénible. Quand, au téléphone, je m’enquérais de sa santé, il répondait : «On se rétablit».
Et quand au matin du cinq septembre, on me téléphona pour me dire que Batiouchka était très mal, et qu’on l’emmenait en réanimation, j’en fus très effrayée, mais en même temps, je n’imaginais pas qu’il pouvait y mourir.
Je priai avec ferveur pour Batiouchka, au pied du clocher, puis je partis à Godenovo et priai devant la Croix Vivifiante. Plus tard, les moniales de Godenovo racontèrent que ce soir-là, elles virent au dessus de notre monastère une colonne de lumière qui montait de la terre jusqu’au ciel. C’était le moment de la mort de notre Batiouchka. (A suivre)

Traduit du russe