En complément au texte mis en ligne le 18 juin 2017, voici l’intervention donnée par l’Higoumène du Monastère des Danilov à Moscou, l’Archimandrite Alexis, le 08 octobre 2012 dans le cadre de la «Semaine Russe à Corfou» et mise en ligne le 17 novembre 2012 sur le site du monastère. Ce texte présente, par rapport au précédent, un accent plus appuyé sur les liens entre la Grèce et la Russie.

Vénérés Hiérarques et Pasteurs, Messieurs, chers frères et sœurs aimés du Seigneur,
Je souhaite, à travers cet exposé succinct construit autour du cheminement de la vie de Ioannis Kapodistrias, esquisser un portrait moral de cet acteur politique éminent en Grèce et en Russie, de ce brillant diplomate, Ministre et proche collaborateur de l’Empereur de Russie Alexandre Ier, et premier dirigeant de la Grèce devenue indépendante.
Sa personnalité exceptionnelle éveille un intérêt particulier tant dans sa patrie, la Grèce, qu’en Russie, auxquelles il appartient d’égale manière, incarnant l’unité indissoluble de deux peuples à la même foi, unis à jamais par la Providence Divine.

Saint Fiodor (Ouchakov)

Le jeune aristocrate grec débuta ses activités à l’époque, laborieuse mais marquée par l’enthousiasme, de la République des Sept Îles Ioniennes, où le premier État grec des temps modernes naquit grâce aux efforts militaires et diplomatiques de la Russie, conjugués à ceux déployés par les Grecs dans le cadre de leur lutte de libération nationale. Saint Fiodor Ouchakov, l’amiral russe, se trouve à la source de cet État.
Natif de Corfou, Ioannis Kapodistrias appartenait à une famille d’antique noblesse, respectée au même titre que les Theotokis et les Boulgaris. Il termina un cursus de médecine, de philosophie et de droit à l’Université de Padoue. La situation nouvelle prévalant en sa patrie offrait au jeune médecin un vaste champ d’action. Il commença par servir en qualité de médecin sur un navire de l’escadre turque. En 1800, il prit la tête du corps médical de l’hôpital fondé à Corfou par l’Amiral Fiodor Ouchakov. En 1801, le Sénat chargea Kapodistrias de la mise en œuvre de la nouvelle constitution républicaine. Les sénateurs et le Consul de Russie plaçaient leurs espoirs dans «les capacités, la finesse et l’esprit sain» du jeune homme, «le seul qui paraissait capable d’ apaiser les esprits»… Une phrase d’une lettre qu’il adressa depuis l’Île de Kefalonia à son père, en 1801, témoigne de ce qu’il dut endurer : «Pour le moment, je vis en enfer, et si tout cela ne finit pas par me briser pour de bon, je devrai admettre qu’il s’agira d’un miracle».
Son esprit brillant et souple, ses profondes connaissances et ses talents l’aidèrent à dénouer avec honneur maintes difficultés. Ses contemporains soulignaient sa modestie, son esprit de sacrifice, son altruisme, son absence de prétention, l’immuable stabilité de son caractère, sa noblesse, sa simplicité extrême, la sévérité de ses mœurs et son attachement sincère à l’Orthodoxie. La correspondance tenue par Kapodistrias à cette époque a été conservée, et, alors qu’il méditait à propos de la mission historique de la République des Îles Ioniennes dans l’une de ses missives, il n’oublia pas de rappeler que «la mise en place d’un État libre attira sur elle la bienveillance du Souverain de Russie». En cette période, il était habité par la conviction que pour assurer le salut de la Grèce, il était nécessaire de prendre appui sur la Russie, elle aussi Orthodoxe. Cultivant le réalisme dans le domaine politique, il conserva cette conviction tout au long de son existence. Le transfert des Îles Ioniennes à la France, en 1807 représenta pour lui une épreuve amère. Un poste de haute responsabilité lui fut proposé pour qu’il se mît au service de la France, mais il déclina l’offre, préférant réserver une suite favorable à la proposition de rejoindre la Russie.

Le Tsar Alexandre Ier considérait «Kapodistrias comme un homme très digne, du fait de son honnêteté, de la douceur dont il fait preuve dans ses relations, de ses connaissances et des points de vue qu’il défend», en conséquence de quoi l’Empereur adressa une lettre chaleureuse au père de Ioannis, qui résidait à Corfou, le remerciant d’avoir un pareil fils. Pendant la Guerre Patriotique, en 1812, Ivan Antonovitch, comme on l’appelait en Russie, fut nommé à la tête de la Chancellerie diplomatique de l’Armée du Danube. Il parcourut avec son armée les trois milles verstes qui séparent le Danube de la Bérézina, endurant courageusement les dangers et les privations de la vie sur les champs de batailles, accrus encore par la rigueur hivernale. Il jouissait de la pleine confiance du Generalfeldmarschall Barclay de Tolly qui le tenait «en particulièrement haute estime». Le succès rencontré par le diplomate grec dans sa mission d’envoyé en Suisse fut particulièrement apprécié par le Tsar Alexandre Ier. En 1815, il fut nommé Secrétaire d’État aux Affaires Étrangères, et signa le Traité de Paris au nom de l’Empire de Russie.
Un de ses contemporains, le Prince A.A. Vasiltchikov, écrivit que Kapodistrias était devenu «l’homme de confiance et, pourrait-on dire, l’ami du Tsar. Son parfait désintéressement en matière d’argent et de service, sa modestie permanente, sa retenue, sa grande sincérité, le tout, intimement lié au sens du devoir, renforcèrent jour après jour son influence sur Alexandre Pavlovitch. Kapodistrias était connu non seulement parmi les cercles diplomatiques, mais également chez les écrivains ; il connaissait personnellement A.S. Pouchkine et V.A. Joukovski, et il fut élu à l’Académie des Sciences de Petersbourg en 1818. On a conservé une description du Comte, datant de sa période moscovite : Kapodistrias était toujours vêtu de noir, il n’arborait aucune décoration ni ne jouait aux cartes. Il était modeste, timide même. «Svelte et de taille relativement grande, il avait le visage pâle propre au type raffiné de la beauté masculine grecque… Ses grands yeux noirs conféraient une vivacité extraordinaire à ce personnage à la pâleur antique, vêtu d’un costume noir» (Souvenirs de D.N. Sverbeev).
Tant qu’il séjournait en Russie, jamais Kapodistrias n’oublia les intérêts de la Grèce et de son peuple, agissant par toutes les voies possibles en vue de la reconnaissance internationale du droit des Grecs à la liberté et à l’indépendance. Toutefois, lorsque les représentants de «l’Hétairie des Amis» (la Φιλική Εταιρεία) lui proposèrent de prendre la tête de l’insurrection grecque, il refusa et suggéra de ne rien entreprendre avant que «ne survienne en politique européenne un retournement favorable à la Grèce». Éprouvant une chaude compassion envers ses compatriotes, il ne pouvait toutefois admettre que les voies légales permettant d’améliorer leur sort. Il exprimait de la sorte le réalisme du politicien et du diplomate, de même que la sagesse du Chrétien, qui appelle à attendre avec patience l’aide de Dieu, en prenant soin d’accomplir chaque jour et avec soin Sa sainte volonté, et de demeurer vigilant dans la prière, afin d’être prêt le moment venu…
En 1822, ayant reçu un congé à durée indéterminée, Kapodistrias s’installa à Genève, et c’est sur le chemin de Petersbourg à Genève qu’il apprit son élection en qualité de Président de la Grèce. Le Comte refusa la pension pour services rendus que lui offrait l’Empereur Nicolas, souhaitant bénéficier d’une complète indépendance dans le contexte de sa nouvelle situation. C’est avec impatience que le peuple grec attendait l’arrivée de son dirigeant élu qui pour lui faisait figure d’intermédiaire indispensable entre la Grèce et l’Europe et représentait le seul homme capable «d’ordonner et d’agir» (selon les termes d’une lettre de Kapodistrias lui-même, datée de 1801). Le 12 janvier 1828, un vaisseau russe déposait le Comte sur l’île d’Égine, où une multitude l’accueillit avec l’hymne «Εσένα, Κύριε» et des prières d’action de grâce. Le Président prêta immédiatement serment en présence du clergé et du peuple.
Dans un premier temps, le Président de Grèce n’avait nul lieu où poser la tête, et il s’installa dans une demeure à moitié délabrée. La situation de l’État qu’il était appelé à diriger était en tout point lamentable. Les caisses étaient vides. Ravagé par l’épée et le feu des Turcs et des Égyptiens, le pays ressemblait à un désert parsemé de ruines fumantes parmi lesquelles erraient les fragments de la population rescapée, affamée et sans abri. Aux terreurs de l’invasion musulmane s’ajoutaient celles de la guerre civile.

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L’un de ses premiers travaux fut de s’occuper de l’Église et de l’éducation du peuple. Il veilla à l’organisation de séminaires, d’écoles publiques et d’orphelinats, ainsi qu’à la restauration des églises pillées et détruites.
Un nouvel État orthodoxe indépendant, fruit d’une aspiration séculaire et de longues luttes au cours desquelles fut répandu le sang du peuple grec, apparut donc en Europe, fruit d’une victoire russe (La Russie écrasa la résistance armée des Turcs au cours de la guerre russo-turque de 1828), mais aussi de la diplomatie russe. L’indépendance de la Grèce fut officiellement reconnue lors de la Conférence de Londres en 1830.
A son nouveau poste, Kapodistrias se heurta à l’opposition féroce des clans puissants. Soupçonnant le Président de liens avec la Russie, ils se livrèrent à plusieurs tentatives, vaines, d’organiser des protestations de masse contre le pouvoir et conçurent ensuite une opération visant à éloigner Kapodistrias. Il finit par être assassiné sur les marches de l’église Saint Spyridon de Trimythonte à Nauplie, où il se préparait à assister aux matines de la Liturgie dominicale du 27 septembre/9 octobre 1831. La haine du peuple envers les meurtriers du Comte Kapodistrias fut telle qu’une assemblée populaire fut convoquée sans délai, au cours de laquelle l’anathème fut jeté sur toute la lignée des coupables du méfait (Les Mavromikhalis).
Quelques jours avant sa mort, Kapodistrias écrivit ces paroles prophétiques : «Il viendra un temps où les hommes seront jugés non pas sur ce qu’ils disent ou écrivent à propos d’eux-mêmes, mais sur leurs actes. Cette conviction m’a donné force tout au long de ma vie, elle constitue la base de mes principes spirituels… Je ne puis changer cela. Par-dessus tout, j’accomplirai mon devoir, sans souci de moi-même, et advienne que pourra…». Il ressentait vraisemblablement la proximité de l’heure de sa comparution devant l’impartial jugement de Dieu, jugeant et rétribuant chacun selon ses œuvres (Apoc. 22,13), et il y préparait sa conscience et sa vie.
Il fut accusé d’allégeance à la Russie. «On me soupçonne d’avoir trahi en faveur de la Russie. Pourquoi pas. Mais dans tous les cas, je reste avant tout grec», écrivit-il. Il était un adepte absolu de la Foi orthodoxe et de la Tradition orthodoxe, communes aux principes spirituels de la Grèce et de la Russie, il fut otage de leur communauté de destin. On rencontre en outre dans la littérature des affirmations, sans fondement, concernant l’appartenance de Kapodistrias à des sociétés secrètes. Le Comte répondit lui-même à ces insinuations, écrivant dans une lettre à l’Empereur Nicolas Ier de Russie : «Pour ma part, jamais je n’ai fait partie d’une quelconque société secrète». Connaissant l’honnêteté du Comte, ces propos sont dignes de foi. Contemporain du siècle de la libre-pensée et des ratiocinations, il préserva sa foi et sa fidélité à l’Église Orthodoxe, offrant sa vie pour ceux qu’il aimait, souffrant alors qu’il était innocent, acquérant de la sorte, du moins nous l’espérons, la miséricorde divine.
L’image claire et lumineuse, mais tragique également, de Ioannis Kapodistrias, fils bon et fidèle de deux peuples orthodoxes, baignera à jamais dans la gratitude de leur mémoire, et les prières en sa faveur ne cesseront de s’élever des cœurs chrétiens de Grèce, de Russie et de tout l’Œkoumène, vers le trône du Dieu Très miséricordieux.

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Traduit du russe
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