Extrait du livre du Professeur de l’Université MGIMO, Valentin Katasonov Une Conception orthodoxe de la Société. La Sociologie de Leontiev et l’historiosophie de Tikhomirov (Православное понимание общества), (pages 188 à 192) publié à Moscou en 2015 par les Éditions de l’Institut de la Civilisation Russe.
A la lumière (faut-il dire à la ténèbre ?) d’une part, des récentes décisions délétères imposées par les institutions de l’Union européenne à la Grèce, et d’autre part, du rôle de ces institutions dans le scénario ukrainien, les considérations émises par l’écrivain et diplomate russe Konstantin Leontiev voici plus d’un siècle prennent un relief surprenant.
(…) Leontiev s’avère être un ardent partisan du nationalisme culturel, c’est-à-dire du mouvement consistant à préserver et renforcer les traditions religieuses et culturelles, les coutumes, les sciences et techniques originales, l’art national et l’éducation nationale, c’est-à-dire tout ce qui s’oppose à l’esprit désintégrant du cosmopolitisme. Leontiev considérait que la véritable force capable d’empêcher le principe national originel de dégénérer en nationalisme politique, c’est la religion, qui constitue «le trait le plus essentiel de la singularisation culturelle» (Vladimir Soloviev contre Danilevski). Les travaux de Leontiev sont riches en enseignements à propos de l’avenir de l’Europe. La pensée de Konstantin Nikolaevitch est simple : les révolutions et les divers mouvements nationaux sont parvenus à réduire en poussière la «complexité florissante» des pays européens. Il ne demeure à la place de celle-ci qu’un espace gris et uniforme que l’on dénomme «Europe unie». Selon la perception du monde esthétique exacerbée de Leontiev, cette «Europe unie» s’apparente à un morne désert ou à un cimetière lugubre. Leontiev médite alors : «… si en cette époque actuelle de fructification tardive des États européens, ceux-ci viennent à se fondre réellement en une quelconque république fédérale au fonctionnement grossier, n’aurions-nous pas le droit de qualifier cette issue de chute décadente de l’architecture d’État européenne originelle ? Quel est le prix à payer pour une telle fusion ? Le nouvel État paneuropéen ne devra-t-il pas nier par principe toutes les différences locales, nier toutes les traditions ne fut-ce qu’un tant soit peu respectées, et peut-être… (qui sait !) incendier et détruire certaines capitales, de manière à rayer de la surface de la terre ces grands centres qui si longtemps ont conditionné l’organisation des peuples occidentaux en États nationaux ennemis? Des renversements aussi radicaux ne se préparent pas à l’aide de sucre et d’eau de rose ; ils emmènent toujours l’humanité sur un chemin de feu, de fer, de sang et de sanglots ! Mais finalement, quoiqu’il en soit, que ce soit dans l’eau de rose des congrès d’experts ou dans le sang, elle croîtra, cette république, et dans tous les cas, la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et d’autres tomberont. Et ils ne deviendront pas des oblasts de ce nouvel État, comme le devinrent en Italie les anciennes entités tels le Piémont, la Toscane, Rome et Naples, de même que la Hesse ou Hanovre et la Prusse elle-même, en Allemagne. Ils deviendront pour cette «Pan-Europe» ce que la Bourgogne et la Bretagne sont pour la France ! On me dit : «Mais ils ne fusionneront jamais !», et je réponds : «Heureux celui qui croit, il aura chaud au cœur en ce monde !». Tant mieux pour leur dignité et pour notre sécurité ; mais aurions-nous pour autant le droit de ne pas être vigilant et de nous bercer de l’illusion de ce qui nous plaît ? Que nous enseigne le bon sens ? Que nous enseigne la sagesse pratique ? Prendre garde au pire, y penser, ou chasser cette pensée du pire et s’imaginer que l’ennemi (la révolution égalitaire) est inoffensif, comme les Français le pensaient des Prussiens ?»
Rares sont ceux qui ont réfléchi au destin de l’Europe avec autant de profondeur et de perspective que Leontiev. Premièrement, il a distingué cette puissante tendance à la création d’une Europe cosmopolite, un siècle avant que ne naissent les premières institutions supranationales de l’Europe. Deuxièmement, il a parfaitement compris, que de tels projets («L’Europe unie») ne peuvent naître dans le calme des cabinets de travail ou dans les conférences d’experts. Ils naissent sur les champs de bataille et se paient au prix du sang. Troisièmement, Leontiev répète une fois encore sa formule selon laquelle la Russie doit toujours réfléchir à partir de la pire variante de développement des événements (en l’occurrence, la pire variante pour la Russie était la réalisation du projet d’une «Europe unie»).
Au début du XXIe siècle, nous fûmes les témoins de la réalisation du projet d’une «Europe unie». Ce projet, comme l’ont montré les événements de ces dernières années, n’a pas rendu les peuples d’Europe plus heureux (crise économique et crise de la dette sans fin), ni n’a renforcé la sécurité dans le monde (le soutien de Bruxelles à la guerre en Ukraine contribue à la création au centre même de l’Europe d’un foyer de guerre européenne ou même mondiale).
Il me semble en outre que toutes les prophéties de Leontiev concernant l’avenir de l’Europe et des Européens ne se sont pas encore réalisées. L’heure de certaines d’entre elles n’a pas encore sonné.
Dans son œuvre L’Européen moyen, idéal et outil de la destruction, nous trouvons de nombreux passages à propos du «crépuscule de l’Europe». Voici l’un d’entre eux : «Les Romans seront repoussés par les nègres et se mélangeront avec ceux-ci, Paris sera détruite, et peut-être finalement abandonnée comme le furent de nombreuses capitales de l’Antiquité. Les Germains seront aussi en partie évincés, et ils se mélangeront en partie, avec les slaves qui viendront de l’Est, et ils s’avanceront de plus en plus vers le littoral atlantique, se mêlant aux restes des peuples romans… Ceci n’est-il pas déjà en soi ce qu’on peut appeler la destruction des anciens États et la chute des anciennes cultures ? »
Le fait que «les Romans» se «mélangeront avec les nègres» est loin de constituer une nouvelle extraordinaire ; cela se produit depuis longtemps. Seulement, l’éviction des Européens, la destruction de Paris, la progression des Slaves vers l’Europe, on n’y est pas encore. Mais après le déclenchement d’une guerre en Ukraine, alimentée d’ailleurs par Bruxelles et par certains pays membres de l’Union Européenne, les thèmes ne relèvent plus du seul rayon de l’imagination. L’Europe n’est-elle pas occupée à tomber dans le piège habituel et devenir, pour la troisième fois le foyer d’une guerre mondiale? Seulement, cette fois, l’oligarchie mondiale a décidé d’allumer le bûcher du «tribalisme» non pas en Allemagne, mais en Ukraine.